D'un
Terrier à l'autre
1961.
Tu quittais à onze ans les deux pièces du troisième étage d'un
immeuble de la rue Solférino et tu t'en allais habiter une maison en
briques rouges sur les bords de la Deûle, Quai de l'Ouest. Île dans
Lille blottie entre les bras du canal le quartier des Bois-Blancs
devenait ton quartier. Les eaux grises amenaient lentement les
péniches Quelques-unes stationnaient devant vos maisons et les
mariniers vous demandaient de l'eau. Au deuxième étage les murs de
ta chambre, ta première chambre, chauffée au poêle à charbon, se
couvraient des photos de chanteurs et de groupes de rock que tu
découvrais sur ton transistor, bouche grande ouverte, au fil de
Salut les Copains ou du Pop-club de José Arthur. Tu n'en revenais
pas de ce rythme, de ces mélodies, de ces voix. Ton transistor
Atlantic t'accompagnait dans la rue quand tu filais rejoindre tes
amis en l'absence de ton père. C'est Good Golly Miss Molly de Little
Richard qui fut ton tout premier disque, un 45 tours de quatre
morceaux que tu écoutais sur l'électrophone tout neuf offert à ton
certificat d'études. C'était parti et ça allait te durer toute la
vie cette passion des disques, de la musique. Pour acheter des 45
tours d'occasion tu écumais les cafés-tabacs qui soldaient les
disques de leur juke-box. Tu gominais tes cheveux noirs, tu te
faisais un cran à la Elvis Presley, tu achetais des boots à bouts
pointus et à soufflets ce qui déclencha chez ton père une violente
colère : Tu ne t'imagine pas que tu vas porter ces chaussures-là
pour ta communion ! Et ces cheveux dans le cou, viens ici que je te
les tonde. Mais il ne touchait pas à ta mèche. C'est pourtant lui
qui t'emmenait voir tous les péplums, tous les westerns qui
passaient dans les différents quartiers de la ville, lui qui te
donnait le goût du marché de Wazemmes, qui appréciait les petits
personnages que tu dessinais minutieusement en marge de tes cahiers,
sur tout bout de papier, lui qui te rapporta un jour un manuel de
dessin. Aussi longtemps que tu étais sous sa garde autoritaire ou
dans la maison, tout allait, à peu près...
Pendant
ce temps à l'autre bout du pays dans la campagne provençale je
vivais au même âge la vie libre d'une chevrette dans un mas bâti
au pied d'une coulée de vignes qui descendaient entre les collines
de la fin des Alpilles. Le mas de Bret dont mes parents s'occupaient
appartenait à la propriété du Grand Fontanille. Plantées de
raisin blanc ou noir, raisin de table ou de vendange, les vignes
retentissaient de palabres, de chansons, de rires, de cris de juin à
octobre. Le mas se refermait, volets tirés, sur les heures brûlantes
de l'été. Les granges fraîches, les fenières pleines d'un foin
odorant pour les chevaux de trait, l'écurie aux larges murs de
pierres blanches devenaient pour moi lieux où me cacher, où prendre
peur. J'escaladais dans une lumière intense le toit de tuiles roses
de la bergerie à l'heure de la sieste quand nul n'était là pour me
l'interdire. Je courais librement dans les collines de pins saturées
d'essences de thym, de romarin, peuplées de cigales, de libellules,
de papillons, de silhouettes que j'inventais puisque j'étais seule.
Un énorme figuier accolé à la façade du mas supportait une
balançoire et me servait d'abri avec ses branches basses et épaisses
et son feuillage sombre. Un abricotier, des amandiers, des pêchers,
des cyprès encerclaient la maison. Autour du mas en perpétuelle
activité gravitaient les femmes de la maisonnée, les hommes, les
bêtes, les insectes. On tirait l'eau du repas et de la toilette du
puits dont l'ombre profonde et glacée me procurait des frissons. Un
canal étroit irriguait les terres. Les femmes y lavaient les draps
dans un bassin creusé tout à côté bordé d'herbes et de gueules
de loup violettes, de buissons de thym et de romarin accrochés aux
rochers. Le courant apportait parfois à l'improviste une jeune
couvée de canards sauvages. Viens goûter, appelait ma mère, j'ai
fait des beignets. Tu viens ? Où tu es passée ? Mais où elle est
cette petite ? Elle n'était pas très loin, dans la colline là
juste derrière le mas, à rêver perchée sur une branche de pin, ou
allongée dans les herbes ou alors grimpée par une longue échelle
dangereuse à l'étage de la grange aux planches disjointes et aux
murs recouverts de lourdes toiles d'araignée poussiéreuses.
1971-1973.
Ayant terminé ton service militaire à Berlin tu as décidé de
partir voir le monde, ta maison t'oppressait et ta première escale a
été Paris. Un copain d'armée t'a hébergé dans une chambre de
bonne du XVIème pendant que lui vivait chez son amoureuse. Le
vasistas donnait sur les toits et les rencontres charmantes. Quand tu
ne travaillais pas ou quand tu n'étais pas à la cinémathèque du
Palais Chaillot tu arpentais la capitale. Tu étais sur les traces
des surréalistes, c'est pour ça que tu étais à Paris, hein ? Mais
aucune rue ne t'en a livré même une ombre. Alors tu as pris la
route du sud et tu t'es arrêté à Avignon. Tu as déposé ton sac,
ton électrophone et tes 33 tours dans la chambre mal éclairée d'un
hôtel bon marché aux murs humides, coincé parmi d'autres vastes
bâtisses de la rue Banasterie. Non loin de là Gélas dirigeait son
théâtre avant-gardiste du Chêne noir au pied des murailles du
Palais des Papes. Les douches de l'hôtel se partageaient sur le
palier. La nuit tu déchargeais des camions au marché-gare en
sifflant des airs d'opéra. Le jour un énorme édredon de plumes
remplaçait tout chauffage et ton électrophone égrenait Chopin,
Beethoven, Rachmaninov.
À
cette époque étudiante je m'étais installée dans deux pièces
meublées au premier étage d'une maison basse de la rue Sureau à
côté de la Place des Carmes et du théâtre de Benedetto. La
première fois que je t'invitai à souper je préparai un riz
cantonnais qui allait être l'unique plat que je cuisinerais pendant
longtemps. Ton sac sur le dos tu m'as rejointe bientôt, inutile de
garder ta chambre d'hôtel nous ne nous quittions plus. La
propriétaire a poussé quelques cris, elle tenait une maison
correcte, les filles n'y recevaient pas les garçons. Mais on s'aime
! Ah ?! Il est sérieux au moins ? Vous allez vous marier ? Ah ouiii
! (Tiens, je n'y avais même pas pensé). Nos repas se sont enrichis
de purée instantanée, ta spécialité, ainsi que les beignets que
tu faisais frire dans l'huile d'une petite casserole cabossée qui te
suivait depuis Paris. La nuit nous enjambions l'appui de notre
fenêtre pour nous étendre sur les tuiles encore chaudes et nous
contemplions le ciel étoilé.
Notre
mariage impromptu très peu de mois plus tard nous poussa à aller
occuper trois pièces dans la Tour de l'Horloge de la rue
Carretterie. Cétait à deux pas, il suffisait de traverser la Place
des Carmes dans la fraîcheur de ses larges platanes. Nous étions
dans une pièce voûtée. Esmeraldaaaa... Esmeraldaaaa..., en criant
ces mots tu me poursuivais bras en avant un couteau entre les dents
pour m'attraper, j'avais beau ne pas y croire je dégringolais à
chaque fois mi-riant mi-hurlant l'escalier abrupt de la tour jusqu'à
la lourde porte de la rue derrière laquelle tu finissais toujours
par m'emprisonner dans tes bras. J'avais abandonné mes études, nous
travaillions en intérim l'un et l'autre dans les usines de
conditionnement de légumes de la région, Rolli, Buitoni, Liébig...
Tandis que sur les étagères livres et vinyls s'accumulaient, notre
menu à la fin du mois affichait souvent crêpes à l'eau. Ça nous
valut cette remarque d'une amie en visite un de ces jours-là : Oh ,
c'est original ça, des crèpes sans lait ! Tu t'es mis à jouer de
la guitare et un jeune chat nous a rejoints, le premier d'une lignée.
Il nous mordillait les doigts de pied quand nous nous serrions l'un
contre l'autre dans la chambre sans porte.
Un
jour de juin 1973 tu m'as proposé de monter vivre à Lille. Je
t'aurais suivi n'importe où. Sans plus attendre nous avons chargé
les cartons de livres et de disques dans la 2cv finalement offerte
par mes parents et en route sur la longue et sinueuse Nationale 7.
1973-1979.
Tes parents nous ont accueillis au Quai de l'Ouest le temps de gagner
quelques sous. Nous dormions au deuxième dans ta chambre, la chambre
aux photos. Je me suis prise d'amour pour cette Deûle mélancolique
dont les eaux à cet endroit sentaient si fort les égouts dans ces
années-là que la mairie a eu l'idée de la parfumer. Autour de la
table familiale j'ai appris à saisir l'accent du nord, à boire de
la bière, à beurrer mes tranches de pain, à manger des
moules-frites que l'on ne frit pas à la poêle, à terminer le repas
sur une cigarette de mimolette orange et une tasse de café à la
chicorée.
La
fin de l'été nous a trouvés rue du Puebla à Lille dans deux
pièces mansardées meublées d'une table uniquement. Deux pièces
sans portes séparées l'une de l'autre par un palier. Ton père nous
a donné un vieux poêle à pétrole qui allait nous suivre pendant
des années et nous avons acheté à la braderie un vieux sommier en
acier et son matelas squatté par les puces. Tu étais devenu facteur
intérimaire et distribuais le courrier dans le quartier des
Quatre-cent maisons. Tu revenais chaque jour avec un ou deux 33 tours
achetés sur les pourboires de ta tournée. Moi je faisais des
ménages pour une entreprise avec une coéquipière qui s'adressait à
moi à la troisième personne à la manière des Italiens et des
Espagnols, un reste de la domination espagnole : Elle va bien ? Elle
a fini de nettoyer les vitres ? Dans l'escalier souvent presque
aussi peuplé qu'un boulevard le propriétaire, qui vivait dans un
monde bien à lui au premier étage tandis que sa femme travaillait à
sa blanchisserie dans la boutique du rez-de chaussée, nous arrêtait
chaque fois qu'il le pouvait pour nous parler de la vie des reines et
des princesses. Il se disait descendant de Catherine de Russie et
lisait assidument Jours de France. Certains soirs alors que nous
prenions le repas le couple mère-fille du deuxième faisait soudain
irruption dans notre cuisine en hurlant, la mère un couteau de
cuisine à la main poursuivant sa fille âgée de douze ans pour on
ne savait jamais quelle vétille. Le temps de tourner autour de notre
table et elles disparaissaient sans expliquer ni quoi ni qu'est-ce,
comme disait notre charmante voisine.
À
l'automne un remplacement dans l'Éducation nationale m'a emmenée
sur la côte, près de Dunkerque. Et dans le courant de l'hiver nous
avons emménagé dans deux pièces d'une maison de la Place du Marché
aux Chevaux à Bourbourg. Je peux encore fredonner l'air du carillon
de l'église. Sans chauffage ni salle de bains, ni toilettes à
l'habitude. Une amie nous a offert une table de jeux et une
couverture bien chaude. Nous mangions assis sur le lit dans la
cuisine. Tu as commencé à peindre à l'huile sur des toiles et tu
écrivais toute la nuit dans la pièce à côté. Notre chat
d'Avignon est mort peu de temps après, empoisonné. Nous l'avons
enterré en pleurant dans les dunes de Petit-Fort-Philippe.
À
la rentrée suivante on m'a proposé un poste dans le Pas-de Calais
et nous sommes partis occuper à Saint-Omer deux grandes pièces d'un
rez de chaussée de la rue Charles Martel, toujours sans salle de
bains et les toilettes communes à toute la maison. Une cuisinière
en émail blanc nous y attendait, je pouvais enfin faire des tartes
et des pommes au four. Nous avons déniché au marché de Wazemmes un
couple de chats siamois, ainsi nous pourrions donner tous les petits
qui naîtraient nous n'aurions pas à les tuer. Toi à la table
écrivant, moi dormant avec la chatte, toutes deux la tête sur
l'oreiller. Quand tu partais pour deux jours à Paris suivre des
cours à la fac de Vincennes avec Gilles Deleuze, François Châtelet
et bien d'autres, le chat disparaissait lui aussi. Il revenait dès
ton retour. La chatte et moi nous vous attendions.
1975-1980.
Après avoir passé un concours j'ai dû suivre une formation à
Lille et nous avons loué les premiers et deuxième étages d'une
maison au bord de la voie ferrée dans la rue du Calvaire à
Lille-Fives. C'étaient quatre pièces en tout, un palais, sans eau
chaude, sans chauffage, ni salle de bains, ni toilettes bien sûr,
rien de nouveau. Le passage des trains au-dessus du talus qui
surplombait la cour rythmaient notre quotidien. Ça ne vous dérange
pas le bruit des trains la nuit ? Au contraire ça nous plaisait bien
cette idée de voyage perpétuel derrière nos murs. Nous avons
installé un vieux poêle à charbon dans chaque pièce. Le camion
des charbonniers passait dans la rue deux fois par semaine, on
entendait de loin son cri Kerbo bo-bo boooo suivi d'un coup de
trompette. Les murs se recouvraient de tes fresques. Tu as acheté
notre premier poste-radio à cassettes pour écouter et enregistrer
des opéras, des concerts. Et un soir tu es revenu sur une mobylette
d'occasion, la première d'une longue série de véhicules à deux
roues que tu allais entreposer dans le couloir et qui feraient
définitivement partie du mobilier.
Au
bout d'une année nous avons invité le premier de nos fils à naître
et il nous a rejoints dans notre minuscule chambre triangulaire au
premier. Mais quand deux années plus tard notre deuxième fils est
venu compléter notre bande de futurs acolytes de rock et de blues
(les All Black comme nous appellerait plus tard un ami en musique),
nous avons monté notre lit dans ton bureau et laissé les garçons
se régaler entre eux. J'ai pu éprouver à nouveau la volupté de
dormir dans la pièce où tu travaillais la nuit entière à tes
gouaches et à tes textes. Nous chauffions l'eau dans une casserole
et baignions nos bébés dans l'évier, assis dans une cuvette qui
les contenait tout entiers. Ce n'était pas encore très à la mode
pourtant tu as décidé de les élever, tu n'aurais voulu les confier
à personne.
1980.
Le lendemain du jour où nous emménageons dans la maison de la rue
de l'Église à Lompret est un dimanche. Les cloches de l'église se
mettent à sonner nous appelant dans ce qui est notre premier jardin.
Enlacés, le nez en l'air, nous voyons apparaître dans le ciel clair
d'avril le V déployé d'un passage de canards.
Cette
maison est à nous maintenant mais comme tu le fais remarquer une
maison ne nous appartient jamais vraiment, d'autres personnes
viendront l'occuper à notre mort et la transformeront, y vivront un
autre genre de vie que la nôtre. Une maison sert de passage.
in Recueil Commises en demeures
Les Dé/Mailleuses, 2011
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