Gautami B., Longtemps, j'apprenais de nouveaux mots


           Longtemps, j’apprenais de nouveaux mots, de nouvelles expressions. Je les ramassais dans les exercices scolaires, les conversations, les livres. Je devenais allergique à certaines tournures de phrases. Par exemple, « Vous êtes les bienvenus » me semblait une gaucherie que je pouvais à peine être amenée à prononcer. Une telle phrase oblige un remerciement, ce qui est impoli dans ma langue. Les instances mêmes où la langue était plus conventionnelle et devait aller d’elle-même, étaient les instances où je sentais les piqures d’artifices. Je sentais une affinité, également artificielle, pour certains mots à cause de leur sonorité ou simplement car j’étais contente d’en avoir déduit le sens. Ils étaient, pour la plupart, les mots que j’ai appris des livres, comme train-train ou décroissance, les mots qui n’avaient qu’une valeur littéraire, qui existaient seulement comme des signes sur une page. La langue verte m’était interdite, tout comme une repartie facile ; j’avais trop d’orgueil de prendre le risque d’incompréhension. Mais surtout le problème était dans le fait que le signifiant restait déconnecté de ce qu’il signifiait. Les mots que j’apprenais ne symbolisaient plus les choses de manière évidente comme avant. Brishti avait été pour moi un son énergique, vitalisé par l’essence même de la mousson, de mes moussons, de mon barshakal. Désormais, le mot pluie était froid, un mot sans aura. Il manquait le cumul d’association, il ne redonnait pas la lumière dans la brume des connotations. Il n’évoquait rien. Ce processus, hélas, travaillait également dans le sens inverse.
Quand je voyais la pluie, elle n’était pas formée ou assimilée par le mot qui l’héberge dans la psyché, ce mot qui convertit une masse d’eau tombante en une averse au lieu d’un élément errant. La pluie devant moi demeurait un objet, absolument autre, totalement résistant à la poésie.
Quand une amie me disait qu’elle était jalouse, ou contente ou déçue, j’essayais de ne pas traduire le mot mais le sentiment lui-même. Tout de suite, la spontanéité était perdue. De toute manière, cette traduction ne marchait pas. Je ne savais nullement ce qu’elle ressentait réellement en parlant de la jalousie. Le mot était suspendu dans une stratosphère platonique, c’était le prototype de toute jalousie, si large et si englobant qu’il pouvait m’écraser ; tout comme les mots déception ou bonheur.
Me voilà un avatar vivant de la sagesse structuraliste. Je réalisais que les mots ne sont qu’eux. Ce fut un savoir terrible. Cette disjonction fut une alchimie épongeante. Elle soustrayait du monde pas seulement sa signification, mais aussi ses couleurs, ses striations, ses nuances - son existence même. Ce fut la perte d’un lien vivant.
Que j’aurais voulu accrocher les mots aux choses tels mes vêtements sur une corde ! Mais il me manquait les pinces à linge.



 

Texte adapté de Lost in Translation, d’Eva Hoffman  - 1988
Paru dans L'Air du Temps, recueil collectif, juin 2012

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