Guy Ferdinande, La Désinvention du peuple français - texte et vidéo








 

Je suppose que vous n’êtes pas sans avoir remarqué qu’il y a de plus en plus d’étrangers. Ça se voit, je ne vous apprends rien. Jadis, il n’y avait pas d’étrangers, on savait par les westerns qu’il y avait eu les Apaches et les Comanches du temps des cowboys — et Elizabeth Threatt, Debra Paget, Sarita Montiel, et Vera Miles et Natalie Wood furent nos Indiennes de rêve —, mais c’était bien tout. Je dis de plus en plus d’étrangers, c’est faux : il n’y a plus que des étrangers ! Je me souviens, un jour, il y a une cinquantaine d’années, un étranger est apparu dans le quartier. Je ne saurais plus dire s’il était grand ou petit, en ce temps-là on était si peu habitué aux étrangers qu’instinctivement on se tenait sur nos gardes, même de loin c’est à peine si on osait le regarder. Celui-là était d’autant plus intriguant que c’était le premier, et sa présence était étrange à l’avenant. Je me disais, et je sais que mes semblables les autochtones se le disaient aussi : il est étrange, c’est un étranger. Pourquoi appelle-t-on étrangers les étrangers ? L’étymologie le dit : parce qu’ils sont bizarres, littéralement parce qu’ils sont étranges. Savait-il seulement parler notre langue, cet ostrogoth ? Nous ne le sûmes pas vu que personne jamais n’osa lui adresser la parole, des fois que sa voix nous aurait collé la pétoche, auquel cas peut-être aurions-nous pu être informés de l’origine de cette étrangeté que brutalement nous découvrions puisque jusqu’alors l’étrangeté n’avait jamais existé. Ce que je puis dire c’est que ce n’était pas un Indien car ni il ne se baladait à moitié nu, ni il ne portait de plumes.

La terre est remplie d’étrangers, d’étrangers terriblement effrayants, au point qu’on se demande pourquoi le bon Dieu, dans son infinie bonté, les a faits aussi disgracieux. Mais c’est sans doute qu’ils viennent de contrées abandonnées de Dieu, torrides ou glaciaires, inhospitalières, hostiles. De très loin, ça, ça ne fait pas un pli. C’est d’ailleurs ce qui définit les étrangers : ils viennent de loin, peu importe d’ailleurs que ce soit de très loin ou d’assez loin, ce qui importe c’est qu’avant ils n’étaient pas là et que maintenant ils le sont. Je n’ai pas besoin d’ouvrir ma porte : je sais qu’ils sont là, à deux pas, entre galetas et cambuses. À commencer par les cannibales. Les cannibales sont les étrangers qui grâce à leurs grandes dents ouvrent la route aux affamés de la terre. L’étranger de notre quartier devait être l’un d’eux. Cannibales… rien que ce nom de cannibale fait frémir, canni vient de canine, carnivore, et bale de trou de balle vu que chez eux la nudité est native. S’ensuivent, le nom le dit bien, les étrangleurs. Ces étrangers tels les chiroptères cavernicoles attendent dans les ténèbres pour étrangler l’égaré. C’est pour cela qu’à une époque on rasa les quartiers aux rues obscures où ils avaient élu domicile. Rien n’y fit, les étrangers apportent leur propre obscurité avec eux. Nimbés d’obscurité, qu’ils sont. J’ai envie de dire c’est visible, mais justement : ce n’est pas visible. Combien sont-ils ? Pas la peine de chercher à les compter, ils sont tous là, absolument tous, parce qu’arrive maintenant la cohorte de ceux qui ont la lèpre avec leurs visages tout rongés, ceux qui ressuscitent les cadavres, ceux qui se nourrissent de larves, ceux qui gobent des tarentules, ceux qui mangent des varans tout crus, ceux qui dévorent les pestiférés et vendent leurs bubons Kréma à la sortie des crématoriums. Quant à leurs foyers microbiens : c’est un cauchemar devenu réalité : ces microbes, microbes on ne peut plus étrangers, guettent les corps sains et instantanément l’envahissent pour y faire leur nid ! Dire pourquoi ils sont venus, les étrangers, pourquoi ils continuent de venir, ben pour être étrangers, pardi ! Mais plus encore pour nous transmettre leurs contaminations, leurs contagions, leurs pandémies sans fin : à commencer par l’éléphantiasis, et puis la variole, le cholestérol, le typhon, le scrofule, le scolopendre, la syphilis, le béribéri, le catarrhe, la cataracte, la catalepsie, la catatonie purulente, jaune comme le péril, et même rouge, noire et verte afin que nous devenions aussi affreux qu’eux, avec un regard, bouh !... un regard infesté de sang comme seules en ont les vipères, et des escarifications partout, même là où un être sain de corps et d’esprit n’oserait s’imaginer. Et si vous voulez savoir pourquoi ils sont si laids, eh bien c’est parce que la laideur est une chose qui nous est fondamentalement étrangère. Voilà !

C’est vrai que sous l’angle de la monstruosité, on aurait presque pitié d’eux. Les pauvres ! Le grave problème qui se pose, je le redis, c’est qu’il y en a tellement qu’à la fin il n’y a plus qu’eux sur terre. Arrive alors le temps qui ne nous permet plus de distinguer les non-étrangers, ceux qui de mon temps avaient une couleur de peau qui n’avait rien à cacher. Je ne dis pas que je suis supérieur aux autres mais je suis normal, et l’avantage d’être normal c’est de ressembler à ceux qui nous ressemblent. Or des gens normaux, quand je soulève le rideau de ma fenêtre qui donne sur la rue, je n’en vois plus, ou si j’en vois je me dis que c’est une ruse pour m’engager à venir mettre le nez dehors. Mais faut pas me la faire, je vois bien à leur air rusé quand ils remarquent que je soulève un coin du rideau, que c’est une ruse de leur part cet air faussement normal. Il ne faut pas être fute-fute pour savoir ce que c’est qu’une ruse. Une ruse c’est se donner un air normal que d’ordinaire on n’a pas. La normalité ça ne s’invente pas, la vraie normalité est normale, tandis que la fausse, non. Une ruse est une ruse, ça se sent, nom de Dieu !

Être étranger, c’est une affaire de va-tout, n’avoir que sa vie à perdre. Tout le monde n’a pas que sa vie dans la balance. Les gens normaux n’ont pas que leur vie à perdre, on le voit bien quand c’est la guerre : ce qu’ils ont à perdre ce sont ces biens qui habillent leur existence. C’est pour ces biens qu’ils partent la marguerite au lance-roquettes, non pour leur vie. Et en échange la Marguerite vient leur servir à boire… La vie toute nue on y pense difficilement du fait de son évidence. Quand les choses sont évidentes, on n’y pense pas. Pourquoi y penser, puisque c’est là ? Les réponses sont toujours là, ce sont les cheminements qu’occasionnent les questions qui ne sont pas là. Quand une réponse est là, il n’y a plus de question ; une réponse qui n’est pas là n’est pas une réponse. La pensée n’a pas affaire aux évidences. Ceux qui n’ont que leur vie à perdre, ils ne vont pas à la guerre, ils vont à la vie de toutes leurs forces, c’est pour cela qu’ils sont imbus de ruse. Je le sais, moi, que si je sortais ils se précipiteraient sur moi. Les femmes me grifferaient la figure, leurs gosses à moitié morts de faim me mordraient jusqu’à l’os, quant aux hommes, assis sur les monceaux d’immondices qu’ils ont ramassés dans les poubelles de ceux qui n’ont pas que leur vie à perdre, ils joueraient du tam-tam en poussant de sauvages hurlements en me lançant des sorts pour que je me transforme en cloporte comme dans le roman du type qui a écrit le livre qui s’intitule… non, pas La Nausée, non… Ça aurait pu notez bien. Ah, oui, La Métaformose ! Une histoire vraie en tout cas, qui se passe au-delà de la muraille de Chine, le cloporte, à moins que ce ne soit un cancrelat, se balade sur les murs, lui qui était si beau dans son jeune temps. Et c’est peut-être pour ça que les gens normaux ont disparu, les étrangers leur ont lancé des sorts pour qu’ils se transforment en asticots, asticots qu’ils font ensuite griller et qu’ils vendent à d’autres crève-la-faim aussi infortunés qu’eux.
 

Est-ce que nous en mangeons, nous, des asticots ? On pourrait, notez bien… Personnellement ça ne me ferait pas peur. L’asticot nous effraie d’autant moins que le poisson le mange et que nous mangeons le poisson, seulement nous ne sommes ni des poissons, ni surtout des barbarituriques. Mais j’ai compris que s’ils en mangent c’est parce que nous n’en mangeons pas. Nous avons cru qu’avec tous les gosses qu’ils font, la brièveté de leur vie ne nécessitait pas que nous prenions l’asticot qui paraît-il est des plus nourrissants, or ils font des gosses — j’ai lu sur internet qu’une femme a eu 69 enfants en 27 grossesses —, c’est vrai, des gosses qu’ils peuvent échanger contre quelques sachets d’asticots, mais surtout ils les mangent… les asticots, ce que nous, les normaux, nous n’avons jamais fait. L’un expliquant l’autre, ne vous demandez pas pourquoi la race des cannibales avec leurs anneaux partout a supplanté la race des gens comme vous et moi. Ces anneaux, quand ils passent dans la rue, on ne les voit pas sur eux depuis que nous les savons rusés, mais moi je les entends, je les entends tout le temps tinter, et même du bout de la rue, parce que j’ai l’ouïe fine, je tiens ça de ma mère. Pourtant ce n’est pas faute de garder ma fenêtre soigneusement fermée.

N’empêche qu’il sera très difficile de les pousser à rentrer chez eux. L’absence de papiers jointe à l‘ignorance rend l’alternative improbable. Non pas d’où viennent-ils mais où iraient-ils ? La chanson dit quelque chose comme « la terre n’appartient qu’aux étrangers, le pékin ira loger ailleurs… ». Ni eux, ni nous ne le savons. Nous encore, on peut aller crécher ailleurs, mais eux… Il fut un temps, les non-étrangers étaient les étrangers des étrangers dont le nombre devenait croissant, mais comme la non-étrangeté a fini par devenir une catégorie d’étrangeté en fin de compte indistincte, notamment parce que beaucoup d’enfants des non-étrangers se sont mis à fuir les non-étrangers, bien des choses se sont embrouillées. Moi qui suis étranger à ces envahisseurs de la terre entière et pas même à ce titre le plus étranger de tous, semblable à la longue, je me dis : « Fais un signe, rentre à ta case, il est temps maintenant ! », et voyez à quel point je suis maintenant chez moi comme ailleurs. Ce qui fait que le jour où l’on se résoudra à parfaire pour notre compte le choc final des civilisations avec missiles lancés du fond des océans et drones flambants neufs, on ne s’en apercevra pas immédiatement mais l’instant d’après, c’est-à-dire trop tard, nous nous rendrons compte que c’est nous que nous visions. Moi qui par déduction n’ai que mon va-tout à perdre j’apprends mentalement à jouer du santûr en me disant que les vibrations des cordes créeront autant de faux échos sur les écrans des opérateurs de radars qu’elles peuvent en créer de vrais sur la faim ouverte comme un fruit inentamé.
 
(Juin 2012)


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