Chapitre IV
Tilly ! Dewasch ! Jacquot! J’avais
rencontré des taillis dans Le secret de la licorne, un tomahawk dans Tintin
en Amérique, et identifiai donc immédiatement ces premiers compagnons de
jeu. Tilly, brutal, me poussait dans les buissons. Dewasch, sale, hirsute et
gentil puisqu’il disait aux tricheurs que le bon Dieu les avait punis, parlait
comme Le-Canard- enroué que La-Taupe-au-regard-perçant avait assommé en le
prenant pour Tintin. Mais Jacquot Adias n’avait rien du perroquet. Il crachait
son chewing gum, peignait ses boucles, son calme de voyou, rock and roll
attitude avant la lettre, avant que la lettre rock and roll nous arrive,
forçait le respect. Son chewing gum rose n’était-il pas le même que celui,
assorti à ses muqueuses souvent apparentes, qu’exhibaient les dents de Bernard
Lauwaert, le fils du maître et le cancre le plus prestigieux ? Le plus
Presley ? De son jus de chique pousseraient les fanions de la kermesse de
l’école, les buvettes, les 45 tours crachés, oui, crachés par les hauts
parleurs, Ya ya twist, Kili watch, Daniela, et le titre le
plus excitant, le plus affolant, Vingt quatre mille baisers, en
attendant qu’André Tricart, sur les planches de la salle des fêtes attenante à
l’école, nous révèle en initié des originaux ou presque, Be bop a lula, Fiche
le camp Jack, Sacré dollar, Eddy sois bon, ou Memphis Tennessy.
Tilly ? Tié ? Ou T’y es ? Ce
mot crié en jouant à pris-pris paralysait quiconque était touché. Parfois, le
chat perché sur son île échappait à la main qui tue. Dans une autre version,
les doigts en canon de revolver immobilisaient à distance. Il suffisait de
crier « da » ou « dar » d’une voix de gorge. Mais combien
de temps durait la mort ?
A la maison, nous couchions les chaises,
les couvrions de toiles cirées pour de longs voyages en train, en diligence, ou
en voiture qui démarrait si nous répétions « reuseu-reuseu-
reuseu-rhume ! ». Les poupées, les ours, et même les nic-nacs,
petites figurines de biscuit qu’apportait tante Marthe et que nous ne pouvions
nous décider à manger, se fianceraient, se marieraient, emménageraient dans des
armoires. Le conditionnel prenait la valeur d’un impératif hallucinatoire. Mais
à l’école, je ne serais ni corsaire, ni chevalier, ni sorcier, ni explorateur.
Sœurs et frère absents, je perdais mon prénom, et pour l’instant le maître seul
connaissait mon nom. Il écrivit la date au tableau. Quand nous partions, après
les devoirs du soir, la pendule marquait toujours la même heure.
Monsieur Gotreau s’ennuyait, dans sa blouse
grise. Il s’impatientait souvent, criait, frappait des têtes, des doigts. Je ne
craignais pas sa règle, ni la veine gonflée sur son front presque chauve, mais
les tables de multiplication sur la couverture du cahier, les missi dominici
des résumés d’histoire et ma mémoire contrainte à retenir sans comprendre. Le
catéchisme qui demandait « de quelle religion êtes-vous ? »
répondait « je suis de la religion catholique ». J’enchaînais
les répliques sans me sentir concerné. Ni siècle, ni personnage, Charlemagne
n’était qu’un mot. Pas même un nom comme celui de Spetbroodt, mon voisin de
pupitre, dont le père était donneur de sang, ce qui sans doute évitait l’explosion
de son visage violacé. Ou un nom comme le mien, assorti lui aussi au mobilier
scolaire. Je m’installais dans la fiction de l’école, de la lutte silencieuse
avec et contre la pendule, des cahiers tachés mais tenus à jour. On vantait
autour de moi Monsieur Lauwaert, notre voisin derrière la cloison, qui
enseignait de la 9ème à la 7ème, simultanément. Je
n’avais aucune hâte de quitter Monsieur Gotreau. Ne me parlait-il pas
calmement, même en me signalant mes erreurs ? Nous étions complices. Je
partageais l’ennui et l’acharnement du maître. Livrés à l’arbitraire des tables
et des noms, en tuant le temps nous l’instaurions.
Seule trêve, le livre de lectures Mil et
Millette m’emmenait auprès d’enfants qui regardaient les étoiles, la neige,
des traces d’oiseaux, le givre sur les vitres qui chantaient « nix,
nax, nox » sous le chiffon. En leçons de choses, un titre m’attira,
« histoire d’une bouchée de pain ». Mais des lignes, des mots
comme combustion, œsophage, intestins, se brouillaient sur un dessin que l’on
appelait estomac, ou schéma, parce qu’il ne représentait rien.
Monsieur Lauwaert me surprit. Le maître
souriait, traitait les bavards de triples buses, croûtons empaillés, et dès
qu’il prononçait « sss », nous finissions pour
lui : « sssale moineau ! ». Pour féliciter un
élève, il disait « on fera quelque chose de vous si les petits cochons
ne vous mangent pas en route » et ajoutait, pour Bastien :
« ils auraient là un sacré morceau ! ». Chaque fois qu’il
relevait la note « un » ou entendait questionner « hein ? » ;
il commentait : « tout ce qu’un cochon peut dire ». Comme
il menait trois classes à la fois, les plus rapides terminaient leur exercice
avant que le maître occupé à un cours ne leur revienne pour la correction. Il
répétait alors qu’au service militaire, celui qui garde un outil en main ne
risque aucune réprimande. « Occupez-vous ! ». Et que
l’oisiveté est la mère de tous les vices. Je les imaginais nus et vrillés,
piaillant en attendant la becquée de la grosse oiselle également appelée
oisiveté. On pouvait confondre Alcoolisme et Tabagie, ces vices verdâtres,
puants, visqueux, s’engendrant l’un l’autre. Malgré les apparences, Pauvreté
nichait ailleurs, dans la crèche où ses guenilles emmaillotaient Foi, Fierté,
Travail.
Prononcé Loire, ou loir, le nom du maître
paressait, pourtant. Un petit rongeur malicieux hibernait ou estivait sur un
banc de sable, au milieu du fleuve qui s’étalait nonchalamment. Mais la paresse
qui montrait ses mains occupées pouvait continuer. Chat perché sur un livre, un
coloriage ou un dessin, j’échappais au jeu de pris-pris d’un maître qui
semblait enseigner pour se distraire. Il nous lisait un samedi sur deux,
pendant que nous cirions les pupitres, La communale, La gloire de mon
père, Michel Strogoff ou Les enfants de la rue Paul, et
prenait l’autre samedi les voix des personnages de Tintin, de Jo et
Zette, dont il nous projetait les aventures. Pour illustrer ses cours, il
tirait d’un bahut baptisé « musée » plumes d’autruche, soufre,
rose des sables, morceaux d’obus ou de météores, animaux empaillés. Et dans la
cour de récréation, il organisait des grands jeux.
Il interpellait chacun, donnait aux noms
des voix et des visages qui se taisaient chez Monsieur Gotreau. La tête ronde,
rouge, rieuse, c’était Cerisel, évidemment (Balzac nous a fait le coup avec le
comte de Cerisy). Mais pourquoi le crâne de Loustouret s’allongeait-il en
arrière, d’une pomme occipitale ? A cause de la ronde fin de son prénom,
Bruno. Son nom trahissait plutôt le défaut de prononciation du s, et une
cruauté de père Lustucru, Bruno arrachant les pattes des insectes. Léchevin
devait à l’habitude qu’avouait son nom l’odeur, poussiéreuse comme une
bouteille, de sa blouse grise, de grosse toile, et l’air assoupi d’un insecte
en cave. Les deux Bastien, fils du bienfaiteur de l’école Saint Philibert
(l’église du même nom, voisine, avait été construite par l’industriel textile
Philibert Vrau qui figurait sur l’un des vitraux, et le curé réquisitionnait
parfois deux d’entre nous pour servir les messes d’enterrement ou de mariage),
et président des parents d’élèves, tenaient de l’éléphant et du porc-épic. Trop
costauds pour avoir à se battre mais ardents au jeu, ils offraient leur solide
soutien. En bleu, en blanc, en blond Yves Thibaut était beau, généralement
secoué par un fou-rire, sauf quand il dessinait un rébus ― proverbe
alsacien : seul le premier bas goutte ― ou les plans d’une machine folle,
à fumer la pipe par exemple, qu’il me faisait passer. Si les jambes à ses
côtés, ou derrière lui, s’écartaient, sa main partait comme une flèche, mais
les histoires de zizis, de grosses tototes, qui nourrissaient sa perpétuelle
bonne humeur, ne l’empêchaient pas de talonner le premier de la classe,
Jean-Paul Tricart qui, assis près de lui, croisait les jambes. Ville était vil.
Alors que Thibaut touchait-coulait pour s’amuser, il frappait pour lever leur
jupe des filles qui auraient pu être mes sœurs. Arer bâillait. Il avait avalé
une arête et le docteur lui demandait de dire a. Le prénom d’Orville, fils du
vitrier, n’était ni Hervé ni Orvet. Il glissait, froid, tranchant comme un
serpent de verre. Marc Leclerc, un malin, plissait le coin de la paupière
gauche. Répondant aux questions du maître, il semblait chercher la ruse et la
déjouer.
Marie-Ange Depecker accompagnait parfois
son frère. Ses robes de bohémienne touchaient terre, elle sentait le vieux
poudrier. Dewasch venait avec sa mère aux joues creuses peintes de rouge foncé.
Depecker et lui, ridés, les dents aussi jaunes que les cheveux gras, éternels
redoublants, traînaient des voix rauques derrière de bons sourires. Je
souffrais pour eux quand, à l’appel du maître, leur tour venait de lire à voix
haute Jacobi au pays de France, récit du voyage d’un petit Alsacien. La
région la plus étonnante fut la mienne, peuplée de nains noircis par le
charbon. Dans l’autre livre, Sur la piste, Frison Roche parlait
montagne, Jack London loups. J’embarquais sur le Kon Tiki, ou m’asseyais chez
le coiffeur, « couvert d’un plat d’œufs à la neige que de gros doigts
crèvent ». Mais ou et donc or ni car, qui que quoi dont où lequel, mes
tes ses nos vos leurs, tous les mots trouvaient place, verticalement, dans les
colonnes de l’analyse grammaticale. Horizontalement, aucune ligne ne résistait
au découpage de l’analyse logique. Le langage perdait son mystère,
s’humanisait. De plus en plus maniables, la ponctuation, les effets de style,
la conjugaison des verbes en indre et en soudre, nous appartenaient. Dictées,
lectures, explications de textes posaient l’auteur entre nous et le langage, et
le langage entre nous et l’auteur. On n’atteignait l’un qu’en passant par
l’autre. Les énoncés maigres qui s’enfermaient dans des histoires de robinets
et de trains exigeaient qu’on les réduise encore. Dessiner la salle de bains,
la gare, ne menait à rien. Les images qui surmontaient les problèmes dans le
livre de calcul n’offraient aucun moyen de les résoudre, tout au plus celui de
leur échapper.
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