Crénom, François Huglo (extrait 1)


 Chapitre III


     A mon insu, l’école avait gagné, paralysé momentanément les membres, torturé l’œil jusqu’à sa libération. J’entrais dans un fromage de Hollande à escaliers et porte de bois, cheminée à chapeau pointu, clochette, volet percé d’un cœur. Il avait fallu que je déchire la page de Moustache et Trottinette dans Femmes d’aujourd’hui, anéantisse, après les restes sans profondeur du magazine, tout le champ visuel extérieur à la page, puis la page elle-même, dans ma lecture planche après planche, mot après mot. La curiosité du regard exigeait des œillères capables de fermer son angle, de l’aplatir, et seul le segment, le rayon ainsi produit, me frayait un passage dans l’inconnu.
     Lire, c’est entrer dans un trou de souris. Le corps qui s’était exercé à passer, par trois doigts, entre les barres étroites et rigides du cahier d’écriture, se condensait dans l’œil sans trop de peine et se tassait encore, Alice, chat botté, Gulliver, se faufilait, contournait les pièges, ou les visitait comme autant de châteaux. Il sortirait indemne du voyage vertigineux, retrouverait sa taille sans avoir pris une ride, et toujours prêt à repartir.
     Entre légende et phylactère, Calvo entassait baquets de lessive, niches, écuelles, casseroles, soupières, chenets, chandeliers, tournebroches, baluchons, pantoufles, moulins à café, et différents modèles de souricières. Chaque objet vu par le chat, la souris, l’oiseau, le chien, vêtus en mousquetaires ou en personnages de romans du XIXème siècle, échappait à son usage et à nos habitudes. Un seau à charbon devenait un trône où légiférait une souris, un tuyau de poêle coudé une cachette. Vus de près, sur la table du peintre, le pinceau dans l’eau, les tubes écrasés, la pipe, franchissaient le bocal, appartenaient à la vue imprenable du poisson rouge qui leur souriait. Le prisonnier, tenu par sa hauteur en-dehors de la transparente sphère, ce n’était pas lui, ni son hôte, l’enfant lecteur, mais le peintre dont tout l’art était de changer de monde comme on change d’eau, et de nous transvaser, de nous renouveler par rinçage d’œil.
     Calvo ouvrait l’aventure du regard. Il montrait la souris Trottinette se glissant dans la valise de Coupendeux, que secouait le paysan sur la planche suivante. Puis l’œil passait de l’extérieur à l’intérieur de la valise, qui ressemblait à un tremblement de terre, et en sortait aussitôt avec la tête de la souris pour découvrir un compartiment de train. « Les gens sont drôles, vus du filet », constatait Trottinette. Ailleurs, le village apparaissait comme un nid sous la vue plongeante des oiseaux qui regrettaient le grand-père Mulot. Tous les matins, il mettait des miettes avec de la confiture sur le rebord de la fenêtre. Ou, perchés sur une cheminée, Moustache et Trottinette se moquaient d’un ballet bruyant d’insectes. Cochers changés en mouches par la distance, Angoulafre et Coupendeux poussaient Rosalie, leur voiture en panne.
     La différence de dimension entre nos héros et les personnages à visage humain justifiait plongées, contre-plongées, profondeur de champ nécessaire si l’on voulait voir une femme en entier quand la souris figurait au premier plan. Inversement, si la femme occupait le devant de l’image, seul son pied ou son visage apparaissait. L’œil animal ouvert par Calvo découvrait un terrain vague derrière une plinthe. Des souris faisaient la courte échelle pour monter à l’assaut du soupirail qui devenait herse, grille de château fort, ou Notre Dame repoussant les truands, et c’est à peine si manquaient béliers, arbalètes, cottes de maille, huile bouillante.
     Entre les chiens à moustaches nommés Aramis et Richelieu, ou à favoris et haut de forme, les rues à lanternes, les hôtels particuliers, les mots ganache, gibelotte, houppelande, sbires, Tarbes, substituaient à la maîtresse, dont la langue restait domestique, un maître-monde sans limites ni centre, un univers en expansion, d’une grouillante nouveauté. La baguette magique n’était plus la craie, mais le regard filant sur la page comme une étoile, d’apparition en apparition qui renouvelaient celle de l’illustration, à l’école, de la fable La cigale et la fourmi dans le premier livre, La joie de lire. Le dernier vers attendait une suite. Je savais à peine lire, et comprenais que le conteur n’aimait pas la fourmi. Aurait-il parlé de moindre défaut, d’intérêt, de principal, mots dissonants, quand « dépourvue », « famine », et la plainte de la cigale, éveillaient la sympathie du lecteur ? Et quelle danse imaginer, sinon celle de la mort, membres tendus, tremblants, jusqu’au raidissement ? La fréquentation des fables devait confirmer cette impression. Leur faune est celle des « idiotismes moraux », de la « comédie humaine », impitoyables . Vérité pour la cigogne, erreur pour le loup. Calvo allait jusque là. Sa multiplication des points de vue, son goût pour l’exploration, ouvrait des voies qu’élargirait Montaigne.
     Je découpais, sur les sachets de pâtes Gringoire, les lapins trompettistes, et dans Tintin suivis d’abord les aventures de Milou. Les dessins de Calvo n’autorisaient l’identification que par métamorphose. L’érotisme de celui où la jupette de la souris découvrait une culotte percée par sa queue devait toute sa puissance à l’exotisme, et si la « petite incision » que devait subir la queue de Milou, enflée à la suite de la morsure du perroquet, me terrorisait, c’était d’incertitude. La psittacose ne menace-t-elle que les chiens? L’apparition du menuisier noir tenant une scie enfiévrait brutalement le suspense. Moindre mal, le couteau du docteur me soulagea, mais je me méfiais de Tintin, capable d’abattre un troupeau d’antilopes en croyant viser toujours la même, de berner les singes en enfilant la dépouille de leur frère, de jeter au léopard une éponge indigeste, de bloquer d’un fusil la mâchoire du crocodile, de filmer des girafes caché dans le cou d’une de leurs sœurs, de faire éclater, comme des ballons, des rhinocéros à la dynamite. Sans Milou, j’aurais abandonné ce personnage, à tort. Deux albums plus loin, des éléphants le douchent, et il taille dans une branche une trompette pour leur parler. Un album encore, et le petit colon belge, le scout prédateur, deviendrait l’ami de Tchang.
     L’apprentissage de la lecture par la méthode syllabaire imposait une lenteur que les dessins de Calvo aggravaient jusqu’à l’arrêt sur image et l’hallucination, la fièvre provoquée par les couleurs criardes, cauchemardesques, des albums de Mickey, ou les hauts casques, les houppelandes que portaient les soldats dans Blek le roc, et  les mots nouveaux  qui les accompagnaient ; ainsi la phrase « je sens ma raison qui vacille » appelait, comme une formule magique, ce vacillement inconnu. C’est de cette manière que j’ai lu Hergé, fasciné comme les noirs par le sorcier apparaissant en fantôme de léopard. La construction de l’intrigue, la fluidité du récit, ne se révélèrent que longtemps plus tard. Le premier film, que m’imposa le patronage, m’ennuya autant que lui. Dans une salle obscure, l’attente est longue, l’air pesant, tandis que sur l’écran une image bouge, puis une autre, aussi banale ― maudit effet de réel ! ― Cependant, la musique attira mon attention sur la danse des nègres enviés. Autour des flammes et du poteau auquel s’adossait un spectateur impassible, cornus, fourrés, fourchus, ils répétaient ces mots : 
« Alé lé patoum,  alé lé patoum, jusqu’à la cola maya, ah ! »
     Quelques années passeront avant que des amis me poussent de force dans d’autres salles obscures, et m’obligent à suivre des cours de filmologie, à saisir la courbe, le phrasé dans lequel s’inscrit l’image cinématographique, le montage qui la rythme, et à hisser le septième art au niveau de la bande dessinée. 

 

 Crénom est un roman initiatique de François Huglo paru en octobre 2010 aux Editions Le Rewidiage.
Pour toute commande (prix : 10 euros port compris) s'adresser à :
guy.ferdinande@neuf.fr

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