A mon
insu, l’école avait gagné, paralysé momentanément les membres, torturé l’œil
jusqu’à sa libération. J’entrais dans un fromage de Hollande à escaliers et
porte de bois, cheminée à chapeau pointu, clochette, volet percé d’un cœur. Il
avait fallu que je déchire la page de Moustache et Trottinette dans Femmes
d’aujourd’hui, anéantisse, après les restes sans profondeur du magazine,
tout le champ visuel extérieur à la page, puis la page elle-même, dans ma
lecture planche après planche, mot après mot. La curiosité du regard exigeait
des œillères capables de fermer son angle, de l’aplatir, et seul le segment, le
rayon ainsi produit, me frayait un passage dans l’inconnu.
Lire,
c’est entrer dans un trou de souris. Le corps qui s’était exercé à passer, par
trois doigts, entre les barres étroites et rigides du cahier d’écriture, se
condensait dans l’œil sans trop de peine et se tassait encore, Alice, chat
botté, Gulliver, se faufilait, contournait les pièges, ou les visitait comme
autant de châteaux. Il sortirait indemne du voyage vertigineux, retrouverait sa
taille sans avoir pris une ride, et toujours prêt à repartir.
Entre
légende et phylactère, Calvo entassait baquets de lessive, niches, écuelles,
casseroles, soupières, chenets, chandeliers, tournebroches, baluchons,
pantoufles, moulins à café, et différents modèles de souricières. Chaque objet
vu par le chat, la souris, l’oiseau, le chien, vêtus en mousquetaires ou en
personnages de romans du XIXème siècle, échappait à son usage et à nos
habitudes. Un seau à charbon devenait un trône où légiférait une souris, un
tuyau de poêle coudé une cachette. Vus de près, sur la table du peintre, le
pinceau dans l’eau, les tubes écrasés, la pipe, franchissaient le bocal,
appartenaient à la vue imprenable du poisson rouge qui leur souriait. Le
prisonnier, tenu par sa hauteur en-dehors de la transparente sphère, ce n’était
pas lui, ni son hôte, l’enfant lecteur, mais le peintre dont tout l’art était
de changer de monde comme on change d’eau, et de nous transvaser, de nous
renouveler par rinçage d’œil.
Calvo
ouvrait l’aventure du regard. Il montrait la souris Trottinette se glissant
dans la valise de Coupendeux, que secouait le paysan sur la planche suivante.
Puis l’œil passait de l’extérieur à l’intérieur de la valise, qui ressemblait à
un tremblement de terre, et en sortait aussitôt avec la tête de la souris pour
découvrir un compartiment de train. « Les gens sont drôles, vus du
filet », constatait Trottinette. Ailleurs, le village apparaissait
comme un nid sous la vue plongeante des oiseaux qui regrettaient le grand-père
Mulot. Tous les matins, il mettait des miettes avec de la confiture sur le
rebord de la fenêtre. Ou, perchés sur une cheminée, Moustache et Trottinette se
moquaient d’un ballet bruyant d’insectes. Cochers changés en mouches par la
distance, Angoulafre et Coupendeux poussaient Rosalie, leur voiture en panne.
La différence de dimension entre nos héros
et les personnages à visage humain justifiait plongées, contre-plongées,
profondeur de champ nécessaire si l’on voulait voir une femme en entier quand
la souris figurait au premier plan. Inversement, si la femme occupait le devant
de l’image, seul son pied ou son visage apparaissait. L’œil animal ouvert par
Calvo découvrait un terrain vague derrière une plinthe. Des souris faisaient la
courte échelle pour monter à l’assaut du soupirail qui devenait herse, grille
de château fort, ou Notre Dame repoussant les truands, et c’est à peine si
manquaient béliers, arbalètes, cottes de maille, huile bouillante.
Entre
les chiens à moustaches nommés Aramis et Richelieu, ou à favoris et haut de
forme, les rues à lanternes, les hôtels particuliers, les mots ganache,
gibelotte, houppelande, sbires, Tarbes, substituaient à la maîtresse, dont la
langue restait domestique, un maître-monde sans limites ni centre, un univers
en expansion, d’une grouillante nouveauté. La baguette magique n’était plus la
craie, mais le regard filant sur la page comme une étoile, d’apparition en
apparition qui renouvelaient celle de l’illustration, à l’école, de la fable La
cigale et la fourmi dans le premier livre, La joie de lire. Le
dernier vers attendait une suite. Je savais à peine lire, et comprenais que le
conteur n’aimait pas la fourmi. Aurait-il parlé de moindre défaut, d’intérêt,
de principal, mots dissonants, quand « dépourvue », « famine »,
et la plainte de la cigale, éveillaient la sympathie du lecteur ? Et
quelle danse imaginer, sinon celle de la mort, membres tendus, tremblants,
jusqu’au raidissement ? La fréquentation des fables devait confirmer cette
impression. Leur faune est celle des « idiotismes moraux », de
la « comédie humaine », impitoyables . Vérité pour la
cigogne, erreur pour le loup. Calvo allait jusque là. Sa multiplication des
points de vue, son goût pour l’exploration, ouvrait des voies qu’élargirait
Montaigne.
Je découpais, sur les sachets de pâtes Gringoire,
les lapins trompettistes, et dans Tintin suivis d’abord les aventures de
Milou. Les dessins de Calvo n’autorisaient l’identification que par métamorphose.
L’érotisme de celui où la jupette de la souris découvrait une culotte percée
par sa queue devait toute sa puissance à l’exotisme, et si la « petite
incision » que devait subir la queue de Milou, enflée à la suite de la
morsure du perroquet, me terrorisait, c’était d’incertitude. La psittacose ne
menace-t-elle que les chiens? L’apparition du menuisier noir tenant une
scie enfiévrait brutalement le suspense. Moindre mal, le couteau du docteur me
soulagea, mais je me méfiais de Tintin, capable d’abattre un troupeau
d’antilopes en croyant viser toujours la même, de berner les singes en enfilant
la dépouille de leur frère, de jeter au léopard une éponge indigeste, de
bloquer d’un fusil la mâchoire du crocodile, de filmer des girafes caché dans
le cou d’une de leurs sœurs, de faire éclater, comme des ballons, des
rhinocéros à la dynamite. Sans Milou, j’aurais abandonné ce personnage, à tort.
Deux albums plus loin, des éléphants le douchent, et il taille dans une branche
une trompette pour leur parler. Un album encore, et le petit colon belge, le
scout prédateur, deviendrait l’ami de Tchang.
L’apprentissage
de la lecture par la méthode syllabaire imposait une lenteur que les dessins de
Calvo aggravaient jusqu’à l’arrêt sur image et l’hallucination, la fièvre
provoquée par les couleurs criardes, cauchemardesques, des albums de Mickey, ou
les hauts casques, les houppelandes que portaient les soldats dans Blek le
roc, et les mots nouveaux qui les accompagnaient ; ainsi la phrase
« je sens ma raison qui vacille » appelait, comme une formule
magique, ce vacillement inconnu. C’est de cette manière que j’ai lu Hergé,
fasciné comme les noirs par le sorcier apparaissant en fantôme de léopard. La
construction de l’intrigue, la fluidité du récit, ne se révélèrent que
longtemps plus tard. Le premier film, que m’imposa le patronage, m’ennuya
autant que lui. Dans une salle obscure, l’attente est longue, l’air pesant,
tandis que sur l’écran une image bouge, puis une autre, aussi banale ― maudit effet
de réel ! ― Cependant, la musique attira mon attention sur la danse des
nègres enviés. Autour des flammes et du poteau auquel s’adossait un spectateur
impassible, cornus, fourrés, fourchus, ils répétaient ces mots :
« Alé
lé patoum, alé lé patoum, jusqu’à la
cola maya, ah ! »
Quelques années passeront avant que des
amis me poussent de force dans d’autres salles obscures, et m’obligent à suivre
des cours de filmologie, à saisir la courbe, le phrasé dans lequel s’inscrit
l’image cinématographique, le montage qui la rythme, et à hisser le septième
art au niveau de la bande dessinée.
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