Dan Ferdinande - Comme ça, au hasard, la nuit... (recueil)

, comme ça, au hasard, la nuit
   


Quatre écluses et un vent froid sur les eaux larges et sombres du canal, entre les grands arbres qui le longent, sous le pull de ceux qui se recroquevillent dans l’attente, qui se pressent les uns contre les autres en une longue file mouvante, qui rient en frissonnant des premiers frissons de l’automne Ses cheveux à lui quand il se penche pour lui parler lui frôlent le visage au rythme des rafales mais il ne le sait pas Elle boutonne sa veste, noue son écharpe plus serrée Devant eux les maisons basses de la ville, le port, puis les lointains points de lumière des ferries sur l’étendue noire de la mer du Nord
Dans l’antre obscur de l’ancienne poudrière, sous la longue voûte de pierre épaisse, un verre de punch au citron vert à la main, ils se faufilent à travers la foule vers le devant de la scène où les silhouettes grimaçantes des Washington Dead Cats – visages blafards, squelettes, crânes, corps contorsionnés au milieu des fumées – crachent déjà leur rock endiablé Tous deux écoutent, ne se parlent pas, ne quittent pas des yeux la scène sauf à la dérobée elle qui par instants cherche à voir son visage
La route du retour file devant les lumières dorées de Bergues sur leur gauche et celles embrumées du Mont Cassel sur leur droite là-haut Tandis que la guitare dense et monotone de John Lee Hooker rythme leur voyage tranquille, à une extrême vitesse dans le ciel au-dessus d’eux l’ondulation saccadée des fils électriques devenus lignes d’une portée démente tord et distord les notes disproportionnées d’un air impossible à entendre, prolonge pour eux en lignes vives les accords secs du blues, la voix cassée, sur une nuit étonnamment étoilée


*


   L'une, c’est un gitan du genre swing, chapeau sur l'œil chaussures pointues bagues aux doigts, qui vient l’inviter pour la valse, l’autre on vient la chercher pour le tango, un petit homme très mince l’air fragile pas d’âge les yeux bleu. Il est entré dans le café en se frottant les mains, il a commandé une bière et s’est blotti dans son manteau en grelottant, il a demandé qu'on ferme bien la porte, il fait froid aujourd’hui. Maintenant il la prend contre lui, les mains glacées encore de l’humidité du dehors. Il ne la regarde pas, ne cherche pas à l’étreindre. Dans l'espace étroit que laissent une table et quatre chaises, au milieu des clients qui n’arrêtent pas de pousser la porte pour entrer et sortir, il lui fait danser un tango chaloupé puis sans un mot la laisse le morceau fini.
Autre dimanche, pluvieux et sombre. Les feuilles de platanes s’amoncellent sur la place. Le petit danseur traverse le café plein à craquer et va se percher sur un tabouret au comptoir. Sa cavalière de la semaine précédente termine un verre avec des amis et ils s’apprêtent à partir. Elle entend le danseur demander un tango à l'accordéoniste puis il vient l'inviter. Elle lui dit que c'est dommage mais qu’elle s'en va maintenant. Il retourne vers le comptoir, finit son verre et elle voit qu’il se prépare à partir lui aussi. Alors elle va lui dire qu'elle veut bien danser avec lui. Il se défait de son grand sac en plastique gris et l’enlace pour deux ou trois morceaux. Il danse comme la fois d’avant sans dire un mot. Les tangos finis ils se séparent, ils se disent merci cette fois. Elle quitte le café avec ses amis. Lui aussi il sort. Dans la rue elle lui demande son nom puis lui dit son nom à elle. Il s'en va sous la pluie, son regard fouille le trottoir, elle le voit ramasser une boîte vide puis disparaître au coin de la rue.


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   Djellabas blanches ou ocre jaune ça danse ça chante au son des percussions et des flûtes au centre de trois ou quatre cercles quasi magiques sur cette place flamande noire de monde, un monde qui n’a pas accoutumé à ce qu’on le voit là dans l’opulence qu’affiche la ville, un monde farouche, qui garde ses distances, mais comment résister cette fois, c’est pour eux cette fête – pour les autres aussi, mais d’abord pour eux – ça se lit sur les visages exaltés, dans les sourires qui s’échangent, on n’en revient pas de tout ce que cela soulève de bonheur enfoui, de fierté ! Le marché de Marrakech sur la Place de la Déesse ! tentes touaregs, étals éclairés de soupes, de brochettes, de thé, de jus d’orange, chameaux que l’on promène aux quatre coins de la grand-place sur une terre ocre rouge dont on l’a recouverte... Au passage elle se baisse et prend une poignée de cette terre, juste pour la gourmandise d’en saisir la texture, son rouge plus sombre encore d’avoir été détrempé par l’averse nocturne lui teint la paume de la main… C’est à ce moment précis qu’elle les remarque, assis au stand de brochettes, cette femme et ses deux amis. Son visage rayonne au milieu de toute cette foule, elle ne cherche pas à cacher son ravissement d’être en compagnie si magnifique : les deux hommes qui l’accompagnent, s’ils ne sont pas d’Afrique du Nord, leur visage taillé au couteau, leurs yeux noisettes, leurs cheveux sur les épaules, leur silhouette mince les font s’apparenter aux cavaliers des sables. Tous trois installés autour d’une longue table avalent des brochettes et discutent avec passion. La femme n’est pas assise à côté de ses compagnons mais bien en face, pour mieux les voir sans aucun doute, pour les manger des yeux. Du haut des marches de La Voix du Nord celui qui filme la fête cette nuit ne pourra les manquer.


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   Alors c’est soixante la fellation dans l’appartement et...  Zut ! elle ne saura jamais combien coûte le reste – le même acte en bas des remparts de la Porte de Gand ? entre les arbres du Bois de Boulogne ? un autre acte ? Le temps s’est levé dans l’après-midi et la lumière de cette fin de journée d’octobre est pour quelques instants encore d’un beau jaune pâle sur les murs de l’Avenue du Peuple belge. Une fois de plus elle s’est dit qu’elle aime ces rues, ces vieilles maisons (Ah non alors ! tu ne vas pas recommencer à t’extasier sur cette ville ! s’exclame-t-il souvent en riant). Au pas de course elle se dirige vers le rendez-vous qu’ils se sont donné et c’est à cette vitesse qu’elle vient de dépasser l’abribus dans lequel sont assises deux femmes d’âge mûr, mais ce n’est qu’au moment où elle le dépasse qu’elle saisit le sens de la causette engagée en ce lieu. Tout en continuant d’avancer elle se retourne et voit que l’une des femmes s’adresse à un conducteur penché vers la vitre baissée de la portière droite de sa voiture… Ça lui rappelle qu’un autre jour, passant par là avec son ami, elle s’était détachée de lui pour s’avancer vers une fille assise elle aussi dans un abribus et l’avait prévenue que c’était la grève, qu’il n’y avait pas de bus ce jour-là… Son ami avait bien ri, elle aussi après. À quelques pas de là, devant elle, le cercle de lumière de Buren installé à l’entrée de l’avenue s’allume maintenant pour reprendre sa ronde, une ronde singulière au-dessous de laquelle tournent souvent des enfants qui essaient d’en suivre le rythme, mais aujourd’hui c’est un SDF qui est en train de pisser là sur un massif de plantes. Surpris en plein jet par son arrivée inopinée il n’a pas le temps de se retourner et se met à jurer car il vient de s’arroser les pantalons. Elle éclate de rire… Dans la rue de la Monnaie elle rejoint son ami dans un café.


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D’un podium de musique à l’autre ils remontent les rues vers la Place de la Nouvelle Aventure avec la lune là-haut au-dessus de leur tête. Un garçon d’origine marocaine la bouscule rue des Sarrazins, lui dit : Excusez-moi. Elle s’étonne à voix haute qu’on se soit excusé. Il l’a entendue, se retourne, sourit et disparaît dans la foule rapide. Sur la place ils écoutent Higelin au piano. Non loin d’elle dans la foule le gars qui l’a bousculée regarde de son côté. La place est pleine de toute une jeunesse mélangée et tranquille. Beaucoup de policiers aussi partout. Ils entrent à La Cigale, tables enlevées pour deux accordéons. Le café se remplit vite. Les accordéonistes sont entourés, applaudis. On chante avec eux, on danse malgré le peu de place. L’un des accordéonistes veut de l’espace pour jouer, du pied il repousse ceux qui le heurtent en dansant, son jeu furieux fait jubiler la salle. Le gars de la rue des Sarrazins apparaît dans l’encadrement de la porte, il la reconnaît, est bientôt près d’elle assise à côté de son compagnon sur une table contre un mur. Elle chante avec les autres et son compagnon chante à tue-tête aussi : Z’étaient chouettes les filles du bord de mer, tsoin tsoin… Tout le monde se regarde et rit en levant son verre. La serveuse passe comme elle peut les bières entre les grandes vagues que font les accordéons. La fille du café se met à danser et l’appelle en lui disant : Allez la belle il faut danser ! Le gars à sa gauche serre sa jambe contre la sienne, esquisse une caresse le long de son dos, elle se retourne, fait non de la tête, une nouvelle fois il dit : Excusez-moi. Elle sourit, c’est la fête aujourd’hui. La seconde suivante tout le monde est debout autour des accordéonistes et tous se balancent en cadence en se tenant par le bras et chantent à se casser la voix. La fille du café lui crie : Ah la belle, c’est ça, il faut danser ! et elles se serrent les mains…La fête peut durer jusqu’à l’aube...




 Paru en 2005 dans la revue Comme un Terrier dans l'Igloo...dans la dune !
Recueil en collaboration avec Les Dé/mailleuses 
 



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