Cette nuit-là,
Capitaine continue de démolir ce mur d’incompréhension qu’il a
lui-même érigé sous son crâne. Patiemment, chaque jour à penser
à Elle, chaque nuit à soupirer, mains tordues sur le ventre.
Jusqu’au moment où il est revenu, lui, Marin, celui qui a fait
chavirer le rêve… Rebelles et tenaces les premières notes d’un
requiem sifflées nonchalamment du bout des lèvres, sombrent.
Réveille-toi Capitaine, tu es trop vieux pour dénouer tes désirs.
Moi, Marin, je suis en vie…
Entrelacs de longs couloirs sombres et bleus, Capitaine et Marin, l’un derrière l’autre, marchent. Un sol de pierres discordantes, noirâtres, où souvenirs et illusions s’incrustent, un jazz syncopé sur les pas d’amoureux éperdus, parce qu’ils n’étaient que ça ces deux êtres qui se suivent sans mot dire. L’un guidant l’autre dans ce long couloir étroit, l’autre dans l’ombre de son bourreau. Les pierres font silence aux pas des hommes. Des hommes. Rien que ça. Faits d’os et de chair, de mort et de sang. L’un veut parler d’Elle. L’autre veut entendre le merle chanter.
Au détour d’un
corridor, une meurtrière. Les deux hommes s’arrêtent un instant,
entendent, au loin, un souffle de vent. De ces souffles qui
tourneboulent le cœur. Capitaine regarde par la fente de l’archère…
D’où peut bien venir ce chant ? Paupières plissées, son regard
frôle le lointain. Quelques crêtes mousseuses s’effilochent. Rien
de plus et ce chant plus présent, plus proche. Il passe la tête
entre les lèvres de la meurtrière, se tord le cou de droite et de
gauche pour apercevoir le chant. Sur la pointe des pieds, les mains
bien à plat dans l’encadrement, il happe l’attente quand
soudain, il reconnait la voix. Il sourit, et pose les talons sur la
pierre, détache la pression des mains. Marin, debout derrière lui,
a vu le mouvement de repos ; il serre les poings, veut voir lui aussi
cette nuée d’un gris-bleu évaporé, avancer lentement, en courbes
souples, traîner en ondes multicolores des notes fluettes et
mélodieuses. Elle avance. Elle vient vers eux. Immobiles, ils
l’attendent, Elle, depuis si longtemps. Marin est revenu. Et Elle
vole vers eux, les bras voilés et les pieds nus. Face à la
meurtrière, sa silhouette s’effile, devient tranchante.
Promptement, Capitaine se recule, empêche toujours Marin de voir.
Puis, sans bruit, la forme vaporeuse patine dans le rai de lumière,
inondant le couloir d’un halo blanchâtre, éblouissant. Les deux
hommes se protègent les yeux. Le prodige continue son intrusion tout
en prenant forme humaine. Le merle blanc posé sur l’épaule droite
s’ébroue, rajuste ses plumes.
- Bonjour Capitaine ! Et
toi, Marin, bonjour !
Les deux hommes sortent
du rêve, s’épient un instant. Qui prendra la parole ? Qui posera
le premier regard? Gaillards, certes, mais de là à faire le
fanfaron devant un ectoplasme, qui plus est celui de leur maîtresse,
ils préfèrent se tenir cois… et sur leur garde.
- Capitaine, dites-moi
que je rêve !, chuchote Marin.
- Je crains que non.
Parce que nous ferions le même rêve, au même moment, au même
endroit.
- Ah mes amis, comme je
suis heureuse de nous voir réunis. Nous avons vécu tant de jours et
de nuits tous les trois sur mon bateau, nous avons navigué sur mille
océans, plongé dans mille criques. Nos voyages d’hier ont gardé
le vif du corail qui nous éblouissait tant. Entendez mon merle, lui
aussi, est fou de joie. Vous n’avez pas changé. Vous, mon brave
Capitaine, votre corps est toujours aussi solide, et votre crinière
a toujours la couleur du corbeau. Votre main porte davantage sur le
dos ces taches de rousseur disposées comme les constellations. Je
reconnais la Grande Ourse, et là celle du Lion...
[...]
[...]
Le Merle blanc, Anne Letoré, 150 pages, accompagné de 8 collages de Philippe Lemaire, est paru chez L'Ane qui butine dans la collection Xylophage, 2010
Anne Letoré, née
Picarde, vivant Belge, aime inventer des histoires et écrire des
textes percutants, dérangeants, qui mêlent étrange et érotisme.
Nombreuses publications en revues et en éditions (poésies et
nouvelles).
Voir sur le site L'Ane qui butine, les publications d'Anne Letoré et Christoph Bruneel :
http://www.anequibutine.com/
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire