IV
Une
heure de ma vie vaut un peu plus de trente-cinq francs. Net. C’est
ce qu’on m’en donne. C’est ce que ça vaut.
Partout
où j’ai mis les pieds, on m’a proposé ce troc, une heure de ma
vie, trente-cinq francs. Un travailleur honnête.
On
avait eu de grandes espérances. Pour moi. A ma place. On m’voyait
déjà en haut de l’affiche. Mais j’ai choisi d’échouer.
Choisi. Regards condescendants sur un pauvre type. J’ai entendu le
mot gâchis. Gâchis. Cela me mit en colère. Gâchis pour qui ?
Pour le Monde ? Le Monde n’existe pas. Pour la Société,
pour son système de production et autres saloperies ? Pour
moi ? Moi. Qui s’en soucie ? Si je n’étais pas là,
je n’existerais même pas. En fait, celui qui a prononcé le mot
gâchis ne s’apitoyait absolument pas sur mon sort. C’était
juste sa façon de dire qu’il ne comprenait pas. D’habitude,
l’humain tente d’exploiter à fond son matériel, ce matériel
fût-il lui-même, mais là, il se trouvait face à un type qui sans
lui adresser le moindre reproche, par sa simple présence, condamnait
son bon système. Il valait mieux parler de gâchis. C’est plus
simple et tout le monde sera d’accord. Et avec un peu de patience,
on parviendra même à faire croire au type en question que tout ça
c’est du gâchis.
Dit
à Marie.
On
ne peut pas demander à un être humain qui a un minimum conscience
de sa qualité d’être humain de ne pas regarder avec haine l’homme
qui lui achète trente-cinq francs une heure de sa vie. Ce n’est
pas une question politique. Ce n’est même pas la lutte des
classes. C’est juste mon humanité qui refuse. Je ne vaux pas plus
qu’un humain patron. Pas moins. Le rapport qui fait de moi une
heure de travail, à trente-cinq francs, aux yeux d’un autre humain
est inacceptable. Toutes les conséquences doivent en être tirées.
Marie
m’écoute à peine. C’est ce que je pense. Elle signe un tableau.
Il est ensoleillé. Devant le soleil, une main du Christ, que l’on
voit de dos. La main et surtout le bout pointu du clou. Un bout
acéré. L’autre main s’abat sur l’œil d’un homme qui doit
être un patron. L’homme va hurler, le clou du Christ dans l’œil.
Elle hésite, pour le titre. Me les propose. Le Christ Pointe, Le
Christ Et La Pointeuse. Je préfère le premier.
V
J’avais
dit que je n’y retournerais pas. Jamais plus. Et m’y voici à
nouveau. La faculté est neuve. Cela y sent l’hôpital. On y est
malade comme à l’hôpital. Je les regarde et me dis que j’ai été
parmi eux. Comment ai-je pu ? Un gros mou me salue. J’ai
oublié son nom, lui, pas le mien. La bonhomie incarnée dans une
énorme serpillière. Un jovial. Il parle, a des choses à dire. Pose
une question. Je m’apprête à répondre, prends mon souffle. Mais
lui est reparti. Sa question, c’était juste un procédé oratoire,
comme il dirait. S’il parlait seul contre un mur, on murmurerait
"il est fou", alors il parle seul face à un autre, à la
manière d’un chien qui va de réverbère en réverbère pour
pisser. En veut-on aux chiens pour cela ? Je réverbère donc.
Et je dois bien réverbérer puisqu’il fait durer son jet. Dans son
urine, il y a des bouts d’Histoire, de politique. C’est un type
engagé. Me dit qu’il a du sang juif. En a l’air fier. Moi j’ai
du sang de navet. Il ne plaisante pas avec ces choses-là. Me regarde
courroucé et me sens petit garçon. C’est à peine s’il me
gronde. Il doit penser que j’outrepasse mes fonctions de réverbère.
J’attends le moment où il remontera sa braguette. Mais il se lance
sur le "problème juif ". Je lui fais remarquer que
les juifs ne me posent pas problème. Décidément, on ne peut plus
pisser tranquille. Des amis à lui arrivent. Me serrent la main.
Certains me reconnaissent, vaguement. Décident d’aller boire un
coup. M’invitent. J’accepte.
[...]
Paru dans Niveau 8,
recueil collectif, Ed La Poussière Dit, Octobre 2012
Prix de vente : 13 €
Contact : Julien
Ferdinande (julien.ferdinande@hotmail.fr
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