Un train peut en cacher un autre, Anne Letore, Annie Wallois, Dan Ferdinande, recueil (extraits)


Dessin de couverture : Christoph Bruneel

Recueil Les Dé/mailleuses, 2008 (Extraits)



DAN FERDINANDE


TGV 7089

Ce soir elle voyage en première, les Prem’s de l’été, un TGV Paris-Lille à vingt euros. Elle regarde sans nostalgie disparaître les dernières maisons de la banlieue parisienne. Elle revient de Touraine. Trop chargée d’histoire cette région, trop de reines, de rois, d’épisodes sanglants presque à chaque château, trop de châteaux, de pierres blanches, un français parfait. Heureusement il y a les vignes. Elle ce qui lui plaît c’est le pays tranquille des estaminets entre les monts des Flandres et sa Lille préférée. Elle est assise seule près de la fenêtre. Dans la rangée à côté un jeune homme blond observe les passagers qui passent ou s'installent. Elle se lève pour aller se rafraîchir. Quand elle revient s’asseoir elle croise son regard. Pour le plaisir de voir se rapprocher à toute vitesse (car une heure ce n’est vraiment pas long) les lieux qu’elle aime elle va s’installer dans le sens du train quelques sièges au-dessus. Elle se retrouve maintenant face à lui qui ne la quitte plus des yeux, est-ce que ce serait l’effet de la couverture du magazine qu’elle a laissé tout à l’heure sur la tablette de son siège, l’image en noir et blanc d’Orson Welles et de Rita Hayworth démultipliée par un jeu de miroirs (le regard d’Orson Welles ! les doigts de sa main dans la chair du bras nu de cette femme !) et ce titre : La passion, théâtre de l’existence ? Elle se tourne vers la vitre et reçoit à toute volée les champs, à perte de vue les champs du nord, et tout au fond du paysage un clocher bien sûr que la nuit s’apprête à effacer. Son reflet dans la vitre lui renvoie son sourire. Soudain à côté de son reflet celui de l’homme. Vous avez laissé tomber votre stylo… Ah oui ! Merci beaucoup ! Elle plonge le nez dans son magazine pour tenter d’en apprendre un peu plus sur les coins et les recoins de la passion.
Quand surgissent les lumières des villages à la périphérie de sa ville elle se lève à la hâte pour être la première à la porte, la première à descendre. Personne ne s’est encore levé mais quelques secondes plus tard le jeune homme est auprès d’elle. Ils attendent face à face l’entrée du train en gare de Flandres. Cinq minutes au moins. Cinq longues minutes. La vitre ne renvoie que la nuit noire et leur reflet à tous deux immobiles devant elle. Le train finit par s’arrêter. Elle s’apprête à ouvrir la portière. Un regard vers l’homme à côté d’elle. Par-delà son épaule une jeune femme africaine lui paraît bien encombrée avec sa poussette, ses deux valises, ses sacs. Vous voulez que je vous aide ? Il se retourne pour voir à qui cette parole a été adressée. J’ai ma fille assise là-bas et il faut que je descende tout ça. L’homme la fixe à nouveau un dernier court instant, il semble encore attendre qu’elle descende devant lui, puis sous la pression des voyageurs du compartiment il se retrouve sur le quai dans le flot rapide qui l’entraîne. Je vais prendre vos valises, dit-elle…



*


ANNE LETORÉ



Il faut toujours que quelqu’un me parle dans un train

le temps est à l’orage quand l’adolescente sort des toilettes, les mains grasses d’un savon trop épais, j’aurais dû mieux les rincer pense-t-elle au moment où elle s’assied devant le jeune homme, l’auteur l’appelle Elliott, face à face, qui n’interrompt pas pour autant sa lecture, un livre épais de plusieurs centaines de pages, un long roman ou peut-être un essai, chacun attendant l’heure du départ, indifférent l’un de l’autre, sauf, peut-être, la jeune fille, l’auteur la nomme Sari, en hommage à ces larges soies, sous les couleurs drapées corps effacé, laissons-lui le doute d’une identité, cette jeune fille au parfum de lavande sirupeuse, impudique, qui replonge sa rêverie au-delà de l’immense vitre aux coulées grisâtres, ne plus se pencher au dehors, au-delà de cette incroyable transparence ne la protégeant pas des regards qui se répercutent et viennent cogner la vieille dame immobile sur le quai, ses bagages posés l’un contre l’autre, le bas de son bas plisse sur la cheville dans un geste oublié, une coquetterie obsolète, la tête parcourt de droite et de gauche le quai qui se vide, ne laissant place qu’au bruit strident d’un sifflet qui se rapproche d’elle, madame, montez, le train va partir, la dame se penche, bascule les deux bras d’un même côté, empoigne ses valises, tangue quand elle courbe le bras droit, la voilà maintenant équilibrée, bras tendus, un dernier œil sur l’horloge, grimpe les marches métalliques, entre dans le compartiment qui déjà sent les relents âcres de transpiration, le train se met en branle que la dame est toujours dans le couloir, au niveau de Sari, elle chavire, perd l’équilibre, un de ses bagages accroche le genou d’Elliott, elle semble si perdue, chacun articule de vagues excuses tandis qu’Elliott change sa position, tourne la page, Sari décolle son regard du quai, dévisage la vieille dame, dans les entrelacs de ses souvenirs, elle croit reconnaître un éclat, ses yeux pervenche à peine cachés par un immense bouquet de pivoine, chacun sait que ces fleurs ne se cueillent pas, mais ce que voit Sari en caressant du regard la vieille dame qui lui trouve un décolleté trop profond, c’est un souvenir, un passage d’image, sa place voisine celle de Sari qui pose son sac sur la tablette, le même geste en parallèle Elliott pose son livre sur la même tablette, ils se regardent, il se lève, se déploie devrait-on dire, tellement il parait haut, aide la vieille dame à caser ses valises sur le porte-bagages déjà très encombré de sacs en toile multicolore, en cuir, d’un parapluie, qui pense pareille précaution en ce mois d’août caniculaire ? elle remercie d’un mouvement de tête, peut-être a-t-elle perdu la langue, ou son dentier, oui son dentier, une dernière fois elle regarde au-delà de la vitre une gare sans ombre, asphyxiée d’absence, une gare où des voyageurs indissolubles s’entassaient tantôt, l’œil rivé sur une pendule d’un autre temps, une gare où elle devait rejoindre son petit-fils, grand lecteur lui aussi, ils devaient voyager ensemble, mais il n’est pas près d’elle, toutes les places du compartiment sont occupées, sauf celle en face de la vieille dame qui pose un tic des lèvres sur le skaï de la banquette, elle croit qu’il sera au prochain arrêt, elle ne sait plus que ce train est sans arrêt, comme sa vie, la vie de l’un ou de l’autre, que lui importe ? son bagage est parsemé de ronces qu’elle voudrait offrir à sa voisine, non par méchanceté, mais juste pour lui dire : petite… la vie… la vie n’est pas une robe à pois légère et décolletée, les ans sont des ronces embusquées dans ton cœur, pourquoi ne lis-tu pas comme le jeune homme ? oserai-je parler de mon petit-fils qui doit m’accompagner, peut-être se sera-t-il trompé d’horaire, elle regarde par la vitre et aspire une senteur douceâtre d’épluchures de pomme, elle ferme les yeux et se laisse ballotter par le roulis du train, on ne dit pas roulis pour un train, on dit quoi alors ? qu’est-ce qu’on dit pour le mouvement du train, un mouvement reptilien, serein pour qui n’attend rien, mais cette vieille dame attend, reste dans l’espoir de voir… la mécanique grince aux changements de voies, la vieille dame bascule vers le siège vide, craquelle son demi-sommeil, Sari détourne la tête du paysage qui file à présent lent, que fait cet homme à marcher entre les rails ? derrière des haies touffues un lotissement, patrouille de briques, sentinelles de présent morne, bien assis sur une terre désinfectée, regarde passer le train, avant se dit la vieille dame, c’est les vaches qui regardaient passer les trains, ai-je bien fermé ma maison ? étourdie par le ronronnement du train elle s’endort, très vite ronfle, Sari et Elliott, d’un même regard sourient, sans attendre l’un reprend sa lecture, l’autre sa vitre et le lent défilement d’un paysage blanchâtre, écrasé de chaleur, aucune ombre, aucun souffle de vent, et ce jeune homme toujours déambulant équilibriste marchant sur un rail, et s’il tombait ? il est déjà tombé dans les flaques de l’indifférence, toujours trébuchant sur les traverses pourries, se coupant les pieds aux caillasses chlorotiques, c’est sans parler des mains qui ne savent plus écrire, tous ses manuscrits refusés, sauf par sa grand-mère, tous ses écrits ignorés, et lui, il lui reste les épines d’aubépine pour se dissoudre, s’arracher la langue des mots qui n’ont pas su draguer la rivière, ses mots qui n’ont charrié que mensonges et utopies, trop loin des courants, il aime le train, lui, au moins, ne coule pas, sauf s’il tombe du pont…
la vieille dame dort, et en dormant elle bouge comme une petite fille trop nerveuse, Sari doit se lever, mais pour cela, elle va déranger la vieille dame, elle oublie son envie et retourne au paysage, une forêt dense, trapue, ne lui offre aucun signe, ni à elle ni à l’autre absorbé dans sa lecture, ce n’est pas un poche, c’est un manuscrit, elle n’avait pas remarqué le feutre rouge entre les doigts du jeune homme, un voile noir envahit le compartiment, le train pénètre un long tunnel, le bruit du livre posé sur la tablette, une main qui touche une autre main et le ronflement de la vieille dame comme une farandole, que le temps s’arrête, quand on passe sous un pont il faut faire un vœu, que le temps s’immobilise en écart sur ces rails, elle laisse sa main à l’autre, que le tunnel-boyau n’en finisse pas d’étourdir ma solitude, elle ferme les yeux, dans sa tête des myriades de clous picorent et frétillent, le tunnel s’est ouvert et elle garde les paupières closes, Elliott n’ose détacher sa main, maladroit il ouvre son livre d’une main, corrige, ça ne va pas, ferme le livre, dissout son regard sur les lèvres de Sari, dans un crissement métallique le train freine, la vieille dame plonge, Elliott lâche la main de la jeune fille et retient la vieille, des larmes coulent, une pluie diluvienne s’abat sur la vitre du train à l’arrêt, à la sortie d’un pont.


*


ANNIE WALLOIS


Sans dérailler

Un long sifflement, comme une entaille dans la torpeur de l'été, et tout de suite on est dans la cour, hissés sur la balustrade qui enclot la maison voisine de la gare. Jambes en appui sur le granit rugueux, on lâche les mains, on se stabilise ; on guette. Déjà le cantonnier actionne la manette d'aiguillage.

Nouveau sifflet ; le sol tremble. Une fumée d'incendie monte à l'horizon et précède de peu le surgissement du mufle noir empanaché ; le mastodonte fonce droit sur nous. Nous voilà mains plaquées sur les oreilles pour assourdir les grincements prolongés des essieux au freinage, yeux rivés sur le va et vient des bielles qui se ralentit. Enfin les roues s’immobilisent ; l’énorme jouet en acier crache, suffoque ; on piaffe avec lui. Mais déjà s'affairent autour de la machine les mécaniciens en combinaison bleue maculée de graisse, le visage barbouillé. Accroupis, en grand danger d'écrabouillement, ils manœuvrent autour des tampons entre locomotive et wagon de tête. On est souffle coupé. Et ce prodige : des tonnes de métal sur des barres si déliées, si fluettes, la précision millimétrique avec laquelle les roues s’ajustent aux rails qui les guident ; ce corps à corps de l’éléphant et de la puce.

Le moment vite passe ; au coup de sifflet du contrôleur, le monstre au poumon d’acier s’ébroue : c’est d’abord un éternuement explosif ; un autre, puis un autre encore ; les halètements s’accélèrent, se fondent et s’étirent en un ruban qui s’affine graduellement. Mais le dernier wagon a déjà disparu au tournant. Nous nous précipitons à sa suite sur la ligne qui nous est rendue ; aucun autre train de marchandises ne passera avant demain. L’air est brûlant ; les traverses de la voie ferrée luisent de cambouis ; le granit a laissé des marques sur la peau des genoux et des cuisses.

Le pas précautionneux, nous marchons suspendus sur un rail, nos bras en balancier, sans glisser sur le ballast. Nous parvenons là où les rails convergent et s’entrelacent en un îlot rassurant ; quelques mètres encore, et c'est le soulagement de poser un pied bien assuré à la jonction, et d'y ramener le deuxième ; on se complaît aux rails qui se frôlent et s’évitent en une chorégraphie impeccable.

Qui s'écartent enfin les uns des autres pour filer seuls leur course, emmenant loin nos regards, encore plus loin, là où la lumière tremble .

*
Accompagné de 3 dessins de Christoph Bruneel.


Prix de vente : 5 € (port compris)
Pour toute commande s'adresser à :
anniewallois@gmail.com

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire