Anne Letoré Annie Wallois Dan Ferdinande
Lectures au café Le Tribal, Lille
ANNIE WALLOIS
Silex
On s'est enfoncé de quelques pas seulement dans la venelle sombre qui mène à la place Léfant, entre deux hautes parois noircies, enguirlandées ça et là de rameaux d'ampélopsis, avant que ne tombe à l'oblique devant nous la ligne brisée d'un faisceau lumineux barrant le dallage, humide de la dernière pluie.
On a promené un regard étonné tout autour et on a trouvé la source, à la semblance d'une bille phosphorescente sertie dans la pierre et flottant au milieu du feuillage.
On avait dix ans, le nez sur le mur d'enceinte de la cour du patronage, que l'on évidait avec l'arête d'un silex ; on soufflait sur la fine poudre de ciment blanche. Sur une bande à hauteur d'enfant on avait, de jeudi en jeudi, sculpté un relief au grain parfaitement lisse. La surface limée, douce au toucher, l'était plus encore au regard.
Il fait nuit ; ce soir, dans la venelle, un œil s'est allumé, un œil fiché dans le mur, un mur logé dans les trous de la mémoire.
DAN FERDINANDE
Aux Quatre Écluses
Quatre écluses et un vent froid sur les eaux larges et sombres du canal, entre les grands arbres qui le longent, sous le pull de ceux qui se recroquevillent dans l’attente, qui se pressent les uns contre les autres en une longue file mouvante, qui rient en frissonnant des premiers frissons de l’automne Ses cheveux à lui quand il se penche pour lui parler lui frôlent le visage au rythme des rafales mais il ne le sait pas Elle boutonne sa veste, noue son écharpe plus serrée Devant eux les maisons basses de la ville, le port, puis les lointains points de lumière des ferries sur l’étendue noire de la mer du Nord
Dans l’antre obscur de l’ancienne poudrière, sous la longue voûte de pierre épaisse, un verre de punch au citron vert à la main, ils se faufilent à travers la foule vers le devant de la scène où les silhouettes grimaçantes des Washington Dead Cats – visages blafards, squelettes, crânes, corps contorsionnés au milieu des fumées – crachent déjà leur rock endiablé Tous deux écoutent, ne se parlent pas, ne quittent pas des yeux la scène sauf à la dérobée elle qui par instants cherche à voir son visage
La route du retour file devant les lumières dorées de Bergues sur leur gauche et celles embrumées du Mont Cassel sur leur droite là-haut Tandis que la guitare dense et monotone de John Lee Hooker rythme leur voyage tranquille, à une extrême vitesse dans le ciel au-dessus d’eux l’ondulation saccadée des fils électriques devenus lignes d’une portée démente tord et distord les notes disproportionnées d’un air impossible à entendre prolonge pour eux en lignes vives les accords secs du blues la voix cassée sur une nuit étonnamment étoilée
ANNE LETORÉ
Toits gris / cliché. Trottoirs argentés / cliché. Lumière blanche / cliché. Errante solitude / cliché.
Toi, blême sur mon dos. Toi qui me suis pas à pas. Toi qui tète mes rêves. Toi, en laisse d’amour tressée.
T. Où est la potence des nuits claires où la chienne s’évertue à flairer la note pure, la note jamais entendue ?
Cherche, cherche fidèle chienne aux mamelles traînantes, cherche ton aboi de louve. Ton odeur de sève aigre efface ta trace sur les pavés délavés / cliché / d’une ville abandon.
Entends.
Entends le souffle de l’eau à contresens de ta course. Entends tes pas sur l’herbe mouillée des noyés. Gueule ouverte ils happent leur nuits, goutte à goutte, ils coulent, éreintés de si peu vivre. Tu n’as jamais plongé pour les repêcher. Tu ne les as jamais léchés pour les calmer. Leur tourmente t’était étrangère. Tu haïssais leurs voix. Rappelle-toi, tu m’as dit « ils n’ont pas de chant : ils n’ont pas de chair. »
Entends la péniche des condamnés glisser, en silence d’absence, toujours ronde et blanche. Te toucher. Te toucher encore une fois. Toucher ta fourrure de poussière, tes oreilles en alerte d’un mot, d’une note, d’une note de moi, moi qui sais, moi qui me tais.
Entends-moi. Je connais la note pure. Pour toi seule je la chanterai jusqu’à l’aube, jusqu’au moment où la lune n’est plus.
Moi aussi je ne suis plus.
Tremblant, en désordre sur ton dos, je dérive, accroché à ton cou, les cuisses écrasant tes flancs décharnés / cliché.
Recueil, in Comme un Terrier dans l'Igloo dans la Dune n°74, 2005 (extraits)
ANNIE WALLOIS
Silex
On s'est enfoncé de quelques pas seulement dans la venelle sombre qui mène à la place Léfant, entre deux hautes parois noircies, enguirlandées ça et là de rameaux d'ampélopsis, avant que ne tombe à l'oblique devant nous la ligne brisée d'un faisceau lumineux barrant le dallage, humide de la dernière pluie.
On a promené un regard étonné tout autour et on a trouvé la source, à la semblance d'une bille phosphorescente sertie dans la pierre et flottant au milieu du feuillage.
On avait dix ans, le nez sur le mur d'enceinte de la cour du patronage, que l'on évidait avec l'arête d'un silex ; on soufflait sur la fine poudre de ciment blanche. Sur une bande à hauteur d'enfant on avait, de jeudi en jeudi, sculpté un relief au grain parfaitement lisse. La surface limée, douce au toucher, l'était plus encore au regard.
Il fait nuit ; ce soir, dans la venelle, un œil s'est allumé, un œil fiché dans le mur, un mur logé dans les trous de la mémoire.
DAN FERDINANDE
Aux Quatre Écluses
Quatre écluses et un vent froid sur les eaux larges et sombres du canal, entre les grands arbres qui le longent, sous le pull de ceux qui se recroquevillent dans l’attente, qui se pressent les uns contre les autres en une longue file mouvante, qui rient en frissonnant des premiers frissons de l’automne Ses cheveux à lui quand il se penche pour lui parler lui frôlent le visage au rythme des rafales mais il ne le sait pas Elle boutonne sa veste, noue son écharpe plus serrée Devant eux les maisons basses de la ville, le port, puis les lointains points de lumière des ferries sur l’étendue noire de la mer du Nord
Dans l’antre obscur de l’ancienne poudrière, sous la longue voûte de pierre épaisse, un verre de punch au citron vert à la main, ils se faufilent à travers la foule vers le devant de la scène où les silhouettes grimaçantes des Washington Dead Cats – visages blafards, squelettes, crânes, corps contorsionnés au milieu des fumées – crachent déjà leur rock endiablé Tous deux écoutent, ne se parlent pas, ne quittent pas des yeux la scène sauf à la dérobée elle qui par instants cherche à voir son visage
La route du retour file devant les lumières dorées de Bergues sur leur gauche et celles embrumées du Mont Cassel sur leur droite là-haut Tandis que la guitare dense et monotone de John Lee Hooker rythme leur voyage tranquille, à une extrême vitesse dans le ciel au-dessus d’eux l’ondulation saccadée des fils électriques devenus lignes d’une portée démente tord et distord les notes disproportionnées d’un air impossible à entendre prolonge pour eux en lignes vives les accords secs du blues la voix cassée sur une nuit étonnamment étoilée
ANNE LETORÉ
Toits gris / cliché. Trottoirs argentés / cliché. Lumière blanche / cliché. Errante solitude / cliché.
Toi, blême sur mon dos. Toi qui me suis pas à pas. Toi qui tète mes rêves. Toi, en laisse d’amour tressée.
T. Où est la potence des nuits claires où la chienne s’évertue à flairer la note pure, la note jamais entendue ?
Cherche, cherche fidèle chienne aux mamelles traînantes, cherche ton aboi de louve. Ton odeur de sève aigre efface ta trace sur les pavés délavés / cliché / d’une ville abandon.
Entends.
Entends le souffle de l’eau à contresens de ta course. Entends tes pas sur l’herbe mouillée des noyés. Gueule ouverte ils happent leur nuits, goutte à goutte, ils coulent, éreintés de si peu vivre. Tu n’as jamais plongé pour les repêcher. Tu ne les as jamais léchés pour les calmer. Leur tourmente t’était étrangère. Tu haïssais leurs voix. Rappelle-toi, tu m’as dit « ils n’ont pas de chant : ils n’ont pas de chair. »
Entends la péniche des condamnés glisser, en silence d’absence, toujours ronde et blanche. Te toucher. Te toucher encore une fois. Toucher ta fourrure de poussière, tes oreilles en alerte d’un mot, d’une note, d’une note de moi, moi qui sais, moi qui me tais.
Entends-moi. Je connais la note pure. Pour toi seule je la chanterai jusqu’à l’aube, jusqu’au moment où la lune n’est plus.
Moi aussi je ne suis plus.
Tremblant, en désordre sur ton dos, je dérive, accroché à ton cou, les cuisses écrasant tes flancs décharnés / cliché.
En route, chienne de ma nuit.
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- trois regards, trois gestes, trois voix qui démaillent remmaillent rimaillent le tissu des mots et du monde -
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