Parution : Michel Valprémy, Journal 4. Préface de François Huglo


Journal 4, Michel Valprémy





La chambre claire-obscure

Comme un fruit ou comme un jaune d’œuf, la lumière et le temps du journal de Michel sont clos et germinatifs. Journal, comme on dirait « frais du jour », soleil rafraîchi par la pénombre. Midi le juste y compose de feux un temps toujours recommencé. Le 30 décembre 2006, quelques mois avant sa mort, Michel retrouvait en un lumineux accord sa source intime, et en rebondissait : « C’est aujourd’hui, avec le redoux et cette page neuve que commence la nouvelle année, l’année de mes soixante ans. Même dans la pénombre je veux de la lumière, un beau ciel mental. Pour ce qui est du travail bien fait et de l’indispensable fantaisie je connais les cartes ». Fusionnent en ce lieu mental le lieu romanesque de « l’appartement moutarde » et le lieu réel de celui de la rue Marengo, à Bordeaux, où pendant vingt-cinq ans Michel a écrit, creusé sa solitude. Peu avant de quitter cette enveloppe intime, cette chambre claire-obscure dont les éclairages rappellent souvent le théâtre plus que la photographie, en octobre 2005 il écrivait : « Demi-ouverts, demi-fermés, mes volets distribuent la lumière qui me maintient dans l’enfance après-midi d’août, tamisés ». En décembre de la même année, l’équivalent extérieur de l’accord, son élément, le gel où il baignait, passait du lumineux au musical : « Être un homme accordé, comme on le dit d’un instrument de musique. Ensuite, on peut dissoner à plaisir ».

Le chœur ou l’orchestre intime se met au diapason, se reconstitue à partir d’une seule note, repart d’une fragile, mais irréductible vibration. Une étincelle suffit au départ du feu, un rayon à l’éclairage de la « facette intime » que chacun doit polir, ou tailler : « Tout est gelé, dehors, dedans. Je dois sortir de cette immense fatigue morale. J’aurai cinquante ans dans moins de six mois ; tout n’est pas forcément fini (…). Reste l’œuvre à creuser, à sculpter, une facette intime, particulière, du mystère anodin et suffisant de notre présence au monde. C’est le seul témoignage qui vaille. Pour la vie ordinaire (flagrante), il suffit d’aimer scrupuleusement (le plus astringent des poncifs)… Pas à pas… mot à mot… » (25 décembre 1996). La dernière année, après un silence de trois mois, Michel se sent devenir « peau de chagrin » mais reprend appui sur une « entracte radieuse » (respectons ce féminin, qui évite la rime avec dieu) : « 5 juillet 2007. Robin. Depuis trois mois je suis allé de mal en pis. Il n’y eut mi-avril que l’entracte radieuse d’Arras et tout récemment les tourbillonnantes journées parisiennes j’y reviendrai. Pour le reste, j’ai souffert, beaucoup souffert : le cou, les épaules, le dos, avec sueurs froides, nausées, vomissements. Aucun antalgique ne faisait effet. Une épave, vraiment. J’ai vu mon corps en loques. Je n’écrivais plus, ne lisais plus, ma pensée se rétractait comme peau de chagrin ».

Dès son origine, avant d’être écrit, le journal, d’abord composé de fétiches, cherchait en chacun d’eux le diapason d’un nouveau départ : « Avant l’écriture, il y avait déjà des dates inscrites sur des petits bouts de papier, voire des objets (je me souviens du socle d’une statuette en bois qui représentait un personnage exotique et rigolo). Le recommencement. Il est possible que cette manie et cette insatisfaction à peu près constantes soient pour une part à l’origine du Journal. Contraintes pour donner le meilleur, la note juste (ceci formidablement inexplicable) » (18 janvier 2004, Robin).

La recherche d’un meilleur pour soi donne du ressort à celle d’un meilleur pour autrui, et réciproquement : « 20 mars 1988. "Que l’humanité aille à sa perte !", disait Duras. Il y a pourtant un rêve à cultiver, et c’est encore celui d’un monde meilleur pour tous. Je n’œuvre que dans ma sphère, mais le souci du mieux être d’autrui me donne du ressort, de l’ampleur. Toute ségrégation m’est intolérable. L’individu le plus attachant par sa singularité même, donc par sa différence, est très vite marginalisé, rabroué. L’homme cherche sa copie. Pour la trouver, en politique, on grossit les traits du totem. L’artiste est unique, mais c’est le monde qui le mit à part. Il devrait être unique parmi les uniques. Oui, c’est fait, je rêve ».

Valprémy lecteur n’a cessé de chercher, de cultiver cette unicité chez les autres, quitte à bousculer parfois, pour leur bien, les notions de modernité, d’avant-garde : « 20 février 1999, Robin. Plus que la modernité, la singularité, me disait Katia hier (Paulhan conseillait de cultiver cette singularité, de la cultiver absolument). C’est ce que je ne cesse de répéter ». Quatre jours plus tard : « La singularité tenace défie le concept de modernité et troue la notion d’avant-garde ».

Chez un auteur, Michel cherche l’incomparable, irréductible noyau lumineux ou colonne vertébrale qui devient celle du lecteur : « 29 avril 1999. Nuit d’insomnie. Il pleut sur le vasistas. Maurice Scève me tient compagnie : "De rais dorés, ornés, reluisant à l’envi…". Je ne vois rien de comparable chez les auteurs de la Pléiade (dans la forme). La littérature reste mon refuge et mon cataplasme. Elle me tient droit, elle me désempêtre du bourbier ; depuis la mort de Teiva, il n’y eut que de très rares plages de bonnes lumières. Plus tard, je saurai, je le vivrai, que la vieillesse a commencé là ». Vie et mort du filleul bien aimé se mêlent en un temps intime : « C’est en moi, au plus secret, au plus intime, que Teiva vit, est mort ; le reste, tout le reste, ces rites pour retrouver une impossible présence, n’est qu’un supplice savamment entretenu et vain ».

Les réminiscences permettent au lecteur, comme au dégustateur, de tâtonner entre les approximations suggérées par la mémoire du corps afin d’affiner, de préciser la perception. 19 septembre 2000, à propos de Ghil, D’amis et de sangs : « Dans son avant-propos, Ghil s’en réfère à Zola, mais il écrit comme les Goncourt. Sa poésie m’embobine ; c’est du Mallarmé gras. À peine, se dit-on, force-t-il le tortillement stylistique ». Mais c’est l’unicité qu’il salue chez Sylvie Nève : « Reçu et lu du Nève nouveau. C’est vraiment une voix singulière (je l’entends aussi) et je suis ravi de la voir revenir à la poésie ». Mieux vaut un vrai Laforgue qu’un faux Baudelaire : « 7 novembre 2000 Robin. Je lis Au jardin de l’infante de Samain. On suit Baudelaire à la trace, au fond du sillon, un Baudelaire un peu mou qui ronronnerait tristement. Combien immédiatement je préfère le côté déhanché de Laforgue ».

À l’intimité de ces noyaux , à leur solide affirmation de la particularité, Michel oppose à la fois l’extériorité de ce que déploie le surréalisme et son esprit de clan, qui bride le meilleur pour soi et pour autrui en se protégeant frileusement des frottements. « 17 mai 2002, Bordeaux. Difficile de lire L’Union libre de Breton sans haut le cœur (je n’invente pas). Ces images bricolées au kilomètre m’ennuient (ici pour dire le moins). La poésie poétise en diable. Les trouvailles, il y en a (trop ? ) se dévorent d’elles-mêmes. On sent la triche, rien de plus composé, de plus voulu ». 24 août 2004, Robin : « Lu nombre de poèmes de Breton, comme pour me prouver que j’avais tort de le laisser à la porte de mon panthéon. Il n’y entrera pas. Je suis sans cesse excédé ; "cette femme tient un bouquet d’immortelles de la forme de mon sang". Voilà bien ce que je déteste et qui ne veut rien dire tout en se croyant très poétique (il y en eut ensuite du sang à toutes les sauces). Il y a bien sûr des trouvailles dans cet affolement d’images mais le résultat reste très extérieur. On ne dira jamais assez que l’écriture automatique était devenue une sorte de jeu d’adresse, de jonglerie, un truc. Deux vers de Villon suffisent à faire le ménage, à revenir à la langue, à sa matière brute et ductile, à son corps ». De Breton à Peuchmaurd (11 mars 2005) : « Trop d’orgueil dans l’isolement de ce clan dont les membres aspirent à une pureté sans risque (aucun frottement avec ce qui diffère d’eux). Mauvaise politique et mauvaise poétique que de parler par anathèmes. Ainsi, on reste au centre du monde et rien ne me plaît tant que l’excentricité de ma sphère, la périphérie, les terres lointaines ». Plus loin : « Pas de frottement avec autrui, est-ce assez maigre ? Aucun moine ne me donnera de leçon, aucune nonne, aucun pape ». À rapprocher de ce que Michel écrivait le 19 février 2000 : « Rien de plus réjouissant, de plus salutaire que le blasphème, c’est un droit politique, un devoir poétique (pour le croyant aussi, j’allais dire surtout) ».

Si Michel Valprémy est, comme l’affirmait Jean-Pierre Bobillot, un « écrivain archaïque », c’est qu’il repart de la singularité comme archive, comme vestige d’où il devient possible de reconstituer un corps. Elle est son point de (nouveau) départ et, quand il lit Aloysius Bertrand, l’œuf d’un monde : « 18 décembre 2006. Je ne quitte plus Gaspard de la nuit, je m’en régale. Objet précieux (un grimoire), refermé sur lui-même, d’une effervescence noire, et créant, recréant un monde à l’onirisme archaïque ».

Emmanuel Bove, dans Mémoires d’un homme singulier, écrivait ces lignes qui peuvent nous rappeler Michel, et d’abord celui d’un Journal tenu secret toute sa vie :

« Je n’ai rien demandé à l’existence d’extraordinaire. Je n’ai demandé qu’une chose. Elle m’a toujours été refusée. J’ai lutté pour l’obtenir, vraiment. Cette chose, mes semblables l’ont sans la chercher. Cette chose n’est ni l’argent, ni l’amitié, ni la gloire. C’est une place parmi les hommes, une place à moi, une place qu’ils reconnaîtraient comme mienne sans l’envier, puisqu’elle n’aurait rien d’enviable. Elle ne se distinguerait pas de celles qu’ils occupent. Elle serait tout simplement respectable ».

Cueillons le journal où s’offre, en mille feux, la facette intime d’un homme accordé.


François HUGLO



In Wikipedia : Michel Valprémy est un poète français né le et mort le . Il vivait et travaillait Bordeaux où il enseignait la danse.
Sa poésie, métaphorique, ample par ses images, parfois cruelle, vise à saisir certaines parts d'innommable dans le réel.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_Valpremy


Lire aussi :  Michel Valprémy de Matthieu Gosztola, commentaire de François Huglo (août 2018)
https://www.sitaudis.fr/Parutions/michel-valpremy-de-matthieu-gosztola.php

Publié par les Editions Les Amis de Michel Valprémy* :
Journal 1 (1965-1980), 2015, 
Journal 2 (1980 - 1984), 2016. 
Journal 3 (1985-1994), 2017
Journal 4 (1995-2007), 2018

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