19 textes accompagnés de 8 dessins de Guy Ferdinande, publié par Jean-Louis Massot, Les Carnets du Dessert de Lune, Bruxelles, 1997, 30 pages, format A5
Recueil complet sur : http://home.nordnet.fr/~gferdinande/igloo/dan/dan.htm.
(Extraits)
Au tout début, ce qu'elle ne savait pas encore, c'est que le territoire de son aimé serait aussi vaste. Et maintenant il lui semblait qu'elle n'aurait jamais le temps de tout parcourir, de tout connaître, après de longues années pourtant – des années, constatait-elle avec étonnement, dont le fil ne semblait pas disposé à prendre plus de consistance en épaisseur que celui d'une laine soyeuse, une quantité innombrable de jours se réduisant ainsi à presque rien, tandis qu'à l'inverse, la seconde où il caressait son sein pour la première fois sous les étoiles des Baux possédait le pouvoir étonnant de s'étirer démesurément, tout comme certains éclats, la lame brûlante de la lumière sur leurs corps allongés dans l'eau glacée de l'Estoublaise, ou cette sensation fulgurante, à une heure de chaleur intense, au milieu d'herbes brûlées par le soleil, que leur être s'épaississait soudain et, rivé à la terre, les rendait au grand tout. S'il subsistait chez lui des myriades de chemins qu'elle ne pouvait emprunter, il demeurait aussi sur son territoire à elle des pans entiers inextricables.
À la manière d'une chatte, il avait fallu prendre mille précautions pour avancer : une patte tendue légèrement au-devant d'elle afin de reconnaître en tâtonnant la possibilité de se frayer un passage sans trop faire de bruit, sans trop faire de mal, sans trop se faire de mal, sans que tout s'écroule ; et bien entendu, quand elle n'était qu'une jeune chatte impétueuse, les occasions de s'écorcher aux ronces n'avaient pas manqué, ni les coups de griffes donnés par inadvertance, car elle allait plutôt à grands bonds désordonnés.
De
son côté, sans se lasser – avec quelle patience ! – il avait
cherché à la rejoindre. Ce n'était pas tâche facile, elle se
dérobait si bien à elle-même.
*
à Tayeb, Djelloul, Houssine, d'Avignon
Nous
nous sommes peut-être effleurés... mais à peine...
Dans
Avignon toutes ces heures passées ensemble à courir d'une rue à
l'autre. Des rues tour à tour froides, ventées, puis étouffantes
derrière les remparts. Les autres savent pour nous. Mais nous ne
savons rien. Ni toi, ni moi ne savons rien de la trame qui se tisse
patiemment sous le couvert de nous-mêmes, la trame de nos jours à
venir.
L'hôtel
meublé, rue Banasterie : j'ouvre la porte de ta chambre. Tu dors, je
suis venue te réveiller. Ta tête pâle émerge de dessous
l'édredon. Au milieu de la chambre, sous la lampe, un tourne-disque
posé sur une chaise, un disque de Chopin. Je m'assieds à la fenêtre
ouverte sur la rue qui commence à vivre sa journée. Je t'attends
pendant que tu t'habilles. Très près, au-dessus des toits de la
ville, les hautes murailles du Jardin des Dons s'élèvent rosées
dans le matin.
Un
soir je touche ton épaule, jeune homme vêtu de noir. Dans ce café
où mes amis et moi nous sommes réunis, je te prends pour un autre.
Le tract que nous avons diffusé à la sortie des cinémas ce
soir-là, c'est à toi que je le tends maintenant, croyant le
remettre à un autre, mais c'est toi qui te retournes, ce sont tes
yeux qui me questionnent maintenant.
Tu
me dis : je suis prêt, et nous descendons dans la rue encore
fraîche. Côte à côte nous allons gravir ces jours-là des tas
d'escaliers, frapper aux portes de femmes et d'hommes inconnus, leur
parler, la gorge nouée, avec la gaucherie de nos vingt ans, d'hommes
qu'on veut expulser d'un foyer, d'hommes fiers, intouchés, qui ne
comprennent pas ce manque d'hospitalité. Tayeb, Djelloul,
Houssine... C'est à leur côté que nous grandissons toi et moi, et
nous commençons à nous aimer dans leur amour. Ils font naître pour
nous, dans leur langue, des noms dont la sonorité rappelle les
nôtres et qui seront désormais ceux que nous nous donnerons dans le
secret que nous partageons avec eux : "Mon cœur", "Ma vie".
*
Viens
près de moi. Ne glisse pas ! Écoute comme les tuiles craquent.
Rue
Sureau, le toit de tuiles claires file en pente légère devant la
fenêtre de la chambre. Il suffit d'enjamber, à la nuit tombée,
quand nul ne peut les voir de l'étroite rue sombre, et ils se font
amants contre la tuile tiède, dans la nuit de juin. Puis, sans dire
un mot, ils tournent leur visage vers ce pan doré du Palais des
Papes qu'ils entrevoient là-haut, dans l'obscurité bleue. Ou
regardent les étoiles. Ils sont ensemble depuis peu, leurs caresses
sont timides. Ils ne se disent pas qu'ils s'aiment. Quand les mois
auront passé, elle le lui criera, alors qu'ils se poursuivront dans
une rue ventée. Elle en sera stupéfaite. Lui reviendra lentement
sur ses pas, il l'embrassera doucement au visage et la serrera. Lui
et elle dans leurs vestes noires étriquées et râpées.
*
Nous
allons bien ensemble. Regarde.
Il
traverse la chambre et lui montre le cahier épais dans lequel il
range pêle-mêle des photos d'elle et de lui. Photos anciennes ou
récentes mélangées au gré des pages. Ils se regardent, elle avait
oublié... son regard par exemple, sur les premières photos, un
regard très doux, de cette douceur de l'instant de l'éveil. Elle le
dit. Il s'étonne.
Ai-je
changé ? N'ai-je plus le même regard ?
Il
s'installe sur le rebord de la fenêtre près de la table où elle
lit. Des nuages rosés s'effilochent dans le ciel pâle. Elle les
regarde passer à travers le feuillage de l'abricotier.
Tu
es différent. Tu as fait tant de choses depuis. Des nuits entières
et des jours à tenter de donner mot après mot, trait après trait,
un peu de sens dans ce tumulte.
Toi
des meublés de la rue Banasterie, des tuiles roses de la rue Sureau,
des voûtes de la rue Carretterie, toi des étroites rues de la ville
des Papes, glacées la nuit par le vent...
Depuis
tant d'années ! lui murmure-t-elle dans le baiser de ses paupières.
Ton
corps est demeuré fin. Tes mains, je n'avais pas remarqué à quel
point elles étaient petites. Elles sentent le crayon comme tes
cheveux. Dans la chambre sans porte de la tour de l'horloge, rue
Carretterie, tu te souviens, on se promettait de mourir ensemble. Je
te connaissais si peu à cette époque-là. Drôle d'engager si vite
ainsi sa vie pour des années et des années avec quelqu'un qu'on ne
connaît pas, presque pas, aux premiers jours... Des frémissements
d'abord : tu avais une façon singulière, dans cette ville colorée,
de t'habiller en noir, de lisser tes cheveux en arrière, une façon
d'embrasser, de me tenir la main.
***
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