Denis Ferdinande, Une phrase, juste (extrait)


… la phrase dotée d’estomac avalerait la conscience humaine afin de lui survivre passée l’ultime seconde, voilà le rêve déclaré dit-il puis quitte la salle n° 714 afin de disparaître comme corps, un autre peut-être le relaie-t-il depuis le seuil de cette même salle or déclare n’avoir rien à déclarer puis se retire à son tour, disparaît, un autre, autre encore, tous se relayant en ces disparitions et la disparition n’annule l’apparition de ces corps que s’il n’en subsiste pas de mémoire, cette proposition est-elle juste ne procède-t-elle pas d’un étrange mnémocentrisme, et pourtant, et pourtant, un jour, un jour passée l’ère de l’homme qui fut l’ère de la mémoire il ne restera rien du monde y compris si ce monde se meut encore ou alors, ou alors cette mémoire de l’homme garde-t-elle ce qui lui survivra, telle fleur tel fleuve, sous la pluie, tel arbre tel rocher, un point, il faut un point, tel corps décrète en la salle des décrets n° 973 qu’il faut un point, en raison du caractère invivable de la phrase or aussitôt le décret s’effondre, le point équivalant au meurtre de la phrase, la phrase doit vivre encore murmure la totalité sauf un des corps en présence (il y a en effet corps en nombre formant une totalité moins un corps), la phrase doit vivre et le doit longtemps encore y compris si cette vie de la phrase est une vie sans raison, la raison sera celle seule trouvée par les corps que la phrase se sortira du ventre sachant qu’ils sont le vent de ce ventre, qu’il n’est pas de raison à attendre du vent il y a ici comme une profusion de points, épars, ponctuant invisiblement la phrase, la phrase contenant ainsi en elle plus d’une phrase mais aussi plus d’un spectre, en elle, elle seule, elle en sa solitude de phrase dont l’étirement ne fait qu’accroître sa solitude étirement dont elle peut déclarer se mourir disant je me meurs mais c’est alors se jouant de la déclaration voire plus souterrainement de la mort, brusquement saisie d’un rire depuis lequel il devient possible de l’identifier au-delà du savoir qu’elle ne serait qu’une phrase, distillant autour d’elle les indices qu’elle serait plus que cela seul, une phrase, contenant plus d’une phrase mais aussi plus d’un spectre, les spectres sont ici les séquences en la phrase ayant constitué tour à tour autant de pistes futures pour elle mais aussitôt effacées puis oubliées, or effacées oubliées une mémoire d’elles subsiste, figures de ce qui resurgira en d’autres temps de l’oubli même, s’il y a lieu, la phrase s’étire encore qu’est-il à voir en une phrase, que veut dire « en une phrase », à l’intérieur d’elle tout ne se tient-il pas, au contraire, en surface, pour toujours, avec l’écriture, n’est-elle pas ce qu’il y a de plus superficiel au monde, pourquoi, à ce titre, son insistance, tant de siècles, qu’était-il à inscrire, en vertu de quel leurre d’une possible pérennité des choses, rien, tout au plus le geste d’inscrire fut mémorable, or rien, cela est tellement évident, rien, un jour rien ne restera quel jour, et rien pour constater ce rien, donc rien de ce rien, rien de rien, ils rient, rien, tiens, qui, qui rit, quoi de risible, le rien risible allons donc, bien sûr, un jour donc, quel jour, quel terrible jour, à la fois cendre, poussière, de toute inscription, ce qu’il restait encore du monde depuis la destruction du dernier homme laquelle, conjecture, fut un suicide, mémoire du monde trop lourde à porter, l’hypothèse il va sans dire est inepte, l’homme, le dernier des hommes se sut seul, certes, aussi seul que le premier des hommes mais avec cette fois le monde non plus devant lui mais derrière, et cependant nulle tristesse, il lui fallait non pas mourir mais vivre, seul détenteur du sens du monde détenant la mémoire du monde, saisi par des pensées enfouissant le monde encore visible par ses yeux, encore audible par ses oreilles, encore touchable par ses mains, on suppose qu’il quitta toute ville or peut-être s’établit-il en l’une d’elles parce que l’ensemble des rues empruntées regorgeaient de spectres d’êtres chers côtoyés naguère, les spectres n’étant rien que la remémoration de ces êtres, car voilà ce que sont les spectres, tributaires chacun de la mémoire d’au moins un homme, il faudra aux spectres toujours au moins un homme, il fallait que restât sur terre au moins un homme pour la survie de l’ensemble des spectres, cet homme défunt, les spectres disparurent aussitôt, pas de survie des spectres hors l’homme accepter « la mort dans l’âme » cette défaite, cette chute des spectres une fois survenue la mort du dernier des hommes, et ça n’est que depuis ce dernier que l’on pourra dire, de ce dernier, qu’il a rêvé le monde, [...]




Extrait paru dans Niveau 8, recueil collectif, Ed La Poussière Dit, Octobre 2012
Prix de vente : 13 €
Contact : Julien Ferdinande (julien.ferdinande@hotmail.fr)


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