Notules Noctiluques, textes de Guy Ferdinande


 NOTULES NOCTILUQUES

 



« ... une sorte d’inconscient de l’esthétique, un inconscient dont l’esthétique elle-même méconnaît largement les lois et qui pourtant la détermine » (Philippe Muray)

 

 

 

... suspendu à sa caisse de résonance, l’ébruit hier grinçant, grimaçant, panse aujourd’hui de neige rimes et raisons. Ces pas de loup qui cherchent leurs traces dans les éboulis n’apaisent aucune faim, seulement leurs yeux éblouis dans la forêt cotonneuse. De mes démêlés lointains me vient tout à coup ton nom, Josette Boulanger, — Josette et Boulanger —, distinctes réminiscences accolées aux fins inutilement traquées d’un rêve de souvenir. Payons-nous de fadaises : la prévalence de la nomination permettant que le fond déforme la possibilité de l’image, si Josette n’est pas Boulanger, j’oserai en ce cas le retournement de l’association Josette Boulanger en Martine Leclerc, — Martine et Leclerc —. À la nébulosité de ceci et à la façon de parler obstruée avec laquelle je continue, s’ajoute l’hypothèse de ma langue, le français si j’ai bonne souvenance, puisque c’est ce bric-à-brac de français et l’usage sibyllin que j’en fais qui agencent mes pensées. Je pense les choses comme je les dis, en effet. Y pense-t-on jamais assez, nous qui ne pensons langue que dans une langue ? Et si j’y pense, c’est dans la mesure de ma façon de parler, dans la mesure où l’on m’a appris à convertir mes cris primaux, aujourd’hui perdus, en cris déprimaux ou cris d’aphasie poéticophile. Pour le fond, ce fond qui précède le fonds dont je ne me sens pas tenu d’avoir cure, je ne suis pas distinct des pâquerettes, des libellules, des papillons : l’axiome est vide.

 

 

 

 

 

 

... de retour à cette première ligne à laquelle tu concèdes, n’étant ni tout à fait la même ni tout à fait une autre, les dénominations « ligne de crête », « ligne de réalité », « ligne de mire ». En y joignant le geste, le réel se construit, s’écrit, s’écrie, se délie, se dénie, se déporte, se rapporte, etc. ; on parle d’enfantement [enfantement : enchantement à vif], miraculeuse douce douleur que de mettre au monde. Le retour à la première ligne ne constitue pas une banale révolution mais le rappel qui, comme toutes les redites, ne fait que rappeler que tout part de la réalité et y repasse, quelles que soient ses figures. C’est la première ligne qui, par un ténébreux détour, pose le monde qu’il faut conquérir pour en faire une terre vivable, monde des uns vs monde des autres, puisque les autres, enfin on le sait bien qu’on n’a de place ni avec eux ni sans eux... Temps court/temps long, quoi qu’on veuille objectiver ou simplement, repassant par la première ligne, dire, la note en bas de page qui fera mention de son reflet sur la comète aura le dernier mot.

 

 

 

 

 

 

... en fin de compte quelle réponse à la question de Paul Valet : « Écrire Écrire Pourquoi ? La nuit se lève avec son calme visage rayonnant de noir » !... Tout là-bas, au fond, personne n’a d’innocence ou de culpabilité à présumer à l’encontre du temps passeur de sens et de non-sens. Si nous devions assurer le service d’existence pendant cent vies humaines nous continuerions d’apporter notre écot congru d’émoi et de dissidence dans la même nuit rayonnante.

 

 

 

 

 

 

... j’avais un pipelet (un calepin), je l’ai toujours, mais un pipelet ne suffit pas, il faudrait aussi un bâton pour raviner la croûte terrestre en marquant le tempo, et puis des yeux, davantage d’yeux. Le parler poétique comble fort peu l’indisponibilité psycho-langagière si les yeux et leur cortège d’adjuvants ne prédisposent pas. Il n’empêche que tout le monde est capable de s’habituer à tout et qu’il n’y a pas là de quoi en faire un fromage.

 

 

 

 

 

 

... mes aïeux ont-ils eu conscience qu’un jour, un peu d’eux me parviendrait, me constituerait, faisant de moi, de part en part, ce qu’en totalité ils ont été ? Néanmoins personne n’a vraiment conscience que sa descendance excèdera le stade des enfants, petits-enfants, éventuellement arrière-petits-enfants. Aïeux de toutes époques vous avez d’autres chats à fouetter ! Aujourd’hui il ne faudra pas plus de deux ou trois générations pour que la calamiteuse santé de la planète crie grâce. Il y a tant de choses dont les aïeux, tant ceux d’hier que ceux de demain, n’ont d’autre choix que de se foutre.




 

 

 

... quelle mémorieuse émotion. Ce qui nous lie nous traverse de part en part mais ce qui nous traverse file droit et vite ne s’arrête pas. Sera-ce réelle affliction de n’avoir rien pu retenir ou si peu que bris de soupçons, bribes de présomptions ?

 

 

 

 

 

 

... équidistant des deux côtés, « au plus ça va » et « au moins ça va ». Hier, j’étais celui qui se disait « je suis », aujourd’hui je suis toujours celui qui se dit « je suis » — ce temps qui tempête s’y prête —, pourtant je ne suis pas tout à fait le même que celui qui, hier, émettait cet avis ; les circonstances diffèrent et la portée du ci-présent diffère. Mots vite dits qu’assènent les pensées errantes : des coquecigrues, des carabistouilles ! Ce qui me fait dire avec ce qu’il faut de prémonition qu’au plus ça va au moins ça va, qu’au plus ce sont des carabistouilles au moins ce sont des carabistouilles, elles-mêmes validées par le point de l’espace-temps où, fatigué, lessivé, l’univers infini finira par se rétracter et d’expansion lasse s’effondrer. On ne peut chiffrer le temps que cela prendra, un tel temps ne saurait se compter ou se chiffrer. Ensuite, et là ça ira vite, l’univers jusque-là infini s’effondrera sur lui-même et prendra la taille d’une tête d’épingle d’une densité inouïe. Il atteindra ce point où l’imagination ne parvient pas, tête d’épingle qui, fabuleusement ramassée, explosera et propagera dans le vide un feu cosmique auquel l’anhistoire plus longue et plus inimaginable que la plus longue et la plus fabuleuse des non-histoires s’accordera le big bang des familles. « Big bang » ou ce qu’on dit quand on ne sait pas quoi dire. Idem avec l’être : être et temps, être et néant, être et avoir, l’être on dit ontologique mon cher Watson ! L’étron de la tautologie n’en dit pas davantage. Que retentissent alors les trompettes d’Aïda, les trombones à coulisses, les trompe-la-mort ! Heureusement que nos pensées ne sonnent pas ! On ne se demande pas toujours ce qu’elles veulent dire. Si elles claironnaient à la façon des mots qui les extériorisent, elles aussi auraient la faculté de sonner creux. Au fil du temps, les choses arrivent à ne pas être ce qu’elles étaient et que dans une moindre mesure elles sont encore. On ne marche pas que sur des œufs mais aussi sur des étoiles filantes. Ces choses-là, même nos chattes les ressentent.

 

 

 

 

 

 

... Lustucru et Patapouf ne s’excuseront pas de sitôt de s’être impunément tiré l’un l’alexandrin, l’autre le ténia, du nez, vous verrez ! Il a suffi que leur languide bravoure ait la célérité de leur perruque sur la langue.

 

 

 

 

 

 

... d’autres chats à fouetter... Je me mis alors à penser à Maria Callas, à sa vie si occupée dont une certaine solitude, me semble-t-il, dut être la contrepartie. Certes, la solitude est le lot plus ou moins tristement vécu de tout un chacun, mais dans son cas je la vois astreinte à l’austérité romanesque et paradoxale que supposait l’exercice de son art. C’est en tout cas ce que je m’imagine : la solitude de celles et ceux qui ont affaire. Comme le je rimbaldien, la solitude est une autre qui mérite toute attention, quotidiennement la mienne me réveille au prix d’un inavouable dolorisme, et le prix est élevé. Qu’en dire ? Faisant partie de ces peuples qui n’ont pas le choix, j’aurais tellement pu être quelqu’un d’autre, je ne parle pas de ce je, mais aussi du choix que la personne peut faire. Je suis venu au monde avec un barreau devant mes pensées exemptes d’un débouché, d’une issue de secours, et plus loin d’un estuaire. Qui n’a rêvé d’un estuaire ? Mais les pensées sont ainsi faites, l’océan est la perspective imaginaire qui justifie le labyrinthe. Pourtant, la poésie n’est pas que cela, la plupart arrivent à l’astreindre à la langue, ceux-là arrivent en toute quiétude à vous faire entendre les mouettes, à vous faire voir la digue, la mer, ou bien alors cet arbre que ne cache pas forcément la forêt, le chant du rouge-gorge à laquelle ils confient leur subjectivité. En effet, les mots sont ce qu’on leur fait dire, mais au prix de quel effort ? Celui de ces élèves qui se donnent la furieuse consolation de ne tenir qu’au zéro qu’on leur attribue... 

 

 

 

 

 

 

... la poésie ne fait pas le poids. La poésie fait son poids de poèmes mais elle ne fait pas le poids. En quelque sens qu’on la prenne comme en quelque sens qu’on prenne le mot poids, elle ne le fait pas, sa légèreté, quelque idée qu’on ait de la légèreté, est absolue. Seul le vent avec lequel il arrive qu’on la confonde, lui concède les bonnes feuilles ramassées à la pelle, comme dit la chanson. Mais elle n’en veut pas. Son poids n’est pas son poids mais son poids ne le sait pas. S’honorer de ne pas faire le poids n’est pas un désaveu de ce qu’elle veut ou ne veut pas être, car son vouloir est de peu, seulement le désaveu de ce qu’elle est : « discrète, légère, un frisson d’eau sur de la mousse »...

 

 

 

 

 

 

... il faut se garder de fréquenter les fenêtres derrière lesquelles les raisons d’avoir peur, négligentes et téméraires, trouvent à la lumière la justification de leur effronterie. Ne pas négliger que si elles invitent à voir dehors, à fonder l’extériorité, elles permettent également de scruter ce qui se passe dedans. Les fenêtres derrière lesquelles se blottissent les raisons d’avoir peur ne se contentent pas de ne pas en démordre, elles se suffisent que les choses à l’envers ne soient pas cause du veule aveuglement qu’occasionnerait de les remettre à l’endroit.

 

 

 

 

 

 

... être à l’écoute de notre corps qui ne suggère qu’au bout d’un hasardeux cheminement ce qu’il n’attend pas que nous lui infligions ; être à l’écoute de notre planète qui a mis tant de temps à nous prévenir de ce qu’il eût fallu faire pour que, comme d’un coup d’un seul, il ne soit pas si tard ; être à l’écoute de notre inconstante Raison ; être à l’écoute de nos désespérantes amours ; être à l’écoute des enfants qui ne nous ont pas demandé d’être nos enfants ; être à l’écoute de l’existence enfin. L’homme n’a jamais été capable de déchiffrer sa conscience si occupée à ne rien perdre pour attendre, son empirisme trop grand pour lui est son smog infligé. Un silence à couper au couteau peut être ce brouillard, ou une bonne poire qui s’ignore, ou une irrévocable nuit des temps, ou un manque à être : dans les faits photovoltaïque, drone, PVe, vapoteuse, GPS, voiture électrique, éolienne, iPhone, tatouage numérique, sex doll et autre cœur artificiel connectable réalisent l’être au monde virtuel de la vraie vie jusqu’ici absente.

 

 

 

 

 

 

... exister. Huit heures du matin, un brouillard du meilleur plomb sur Lompret... Comme nous sommes astreints au réveil ! Mais cela tu le gardes pour toi, tu n’en divulgues rien, tu n’es pas là pour ça. Tu es ici, devant ce monitor, pour autre chose. Exister, exister dans un corps est une chose suffisamment triviale, et tellement rabâchée, pour te dispenser d’en rajouter une couche. Par je ne sais quelle intuition je n’ai pas mis tous mes œufs dans la même exclusivité poétique qui commande qu’un poème ne fasse pas de restes. C’est ainsi. Au demeurant les restes n’intéressent pas l’entendement, en tout cas pas davantage que les nuages descendus en rase campagne comme c’est le cas ce matin. Trop de choses qui nous indiffèrent occupent notre langue naturellement bien pendue. Ces choses nous les entendons, elles ne font pas que se donner à voir, elles se donnent à entendre avec notre bouche, avec nos oreilles, machinalement, c’est pourquoi il est si fréquent que nous fassions fi des couleuvres qui sortent de nos bouches, de nos pensées, de nos mains occupées à écrire la bride sur le cou. Neuf heures, une bonne vingtaine de lignes sur mon pipelet plus loin, heureusement que je ne suis pas astreint au charme poétique, je suis à la bordure, là où la poésie sent encore l’existence.

 

 

 

 

 

 

... exister. Huit heures, le lendemain matin. Pas de brouillard pour aujourd’hui mais un ciel d’emblée bleu. Je m’apprêtais à mettre une Vestale (Spontini) mais c’est une Gioconda (Ponchielli) qui me tombe sous la main. Quel problème existentiel petit-bourgeois vais-je bien soulever au saut du lit ? C’est-à-dire quel subterfuge pour qu’il en transparaisse le moins possible ? Quelle question existentielle telle que je ne puis que l’appréhender du haut de mon mètre soixante-douze, maintenant que j’ai rapetissé et que je n’ai aucune démonstration de désespoir à proposer. Ah, si j’avais continué à fumer comme un pompier, m’être mis à boire comme un trou ou entrepris de fréquenter les femmes de petite vertu au fronton d’une vie de patachon, mais non ! le repli domestique avec petite inquiétude assortie est, en 2023, le grand élan sur sa surface occidentale, apeuré, certes, mais mis à niveau comme jamais avant le déluge qui lui pend au nez. À la drôle de guerre préférer la drôle de paix ! Était-il inéluctable que nous dussions nous acheminer vers une macronicité à ce point méritée ? J’aurais encore pu mettre à mon ordre du jour une Adrienne Lecouvreur (Cilea), un André Chénier (Giordano) ou une Wally (Catalani) : se noyer dans un océan d’opéras à défaut d’expérience métaphysique ou de dérèglement de tous les sens, eh ! à soixante-treize ans, avec tous ces jeunes morts laissés devant moi, qu’est-ce que je risque ? Qu’est-ce que je crains ? Idéalement je pourrais encore composer un Sangue a Milano en quatre actes et six ou sept tableaux bien tassés que je signerais Augusto Carapati.

 

 

 

 

 

 

... asseoir la Beauté sur ses genoux et la trouver amère... un risque à courir ! La Beauté ça ne badine pas. On peut prendre un arbre sur ses genoux, n’importe quel arbre, l’arbre des genoux est une plume, le détailler, le délester de tout vent dans les branches, des feuilles iront de toute façon joncher le sol, troquer ce vent contre l’ombre du feuillage, voir l’effet produit et tout remettre en ordre avant qu’il ne se fasse santon sur le large buffet. Il y a tant de choses qui attendent d’être assises sur les genoux : la laideur par provocation ou pour se faire botter les fesses, l’addition étonnée qu’on la trouve salée, la routine et son allergie au sonnet et au trébuchet, la pluie et le Pas-de-Calais débordant, etc. Équipé de papier et d’un stylo-bille on prend ce qu’on veut sur ses genoux. Néanmoins, attention aux chats qui ne manqueront pas de sauter sur l’opportunité ! Suite à quoi il y a la mer, le zoo et ses largesses exotiques, les fleurs séchées, le musée d’histoire naturelle, la fenêtre qui souvent se ferme en criant, le centre-ville et ses belles étrangères, le nuage qui passe... là-bas... Personnellement je me prends souvent à bras le corps — sur les genoux ! — il m’en coûte un remarquable méli-mélo : c’est loin d’être triste ! Je m’écorce, je m’effeuille, je m’écorche, je me prends en sus une châtaigne et me ramasse à la petite cuillère avec l’ombre de moi-même.

 

 

 

 

 

 

... la pompe à eau du puisard n’en finit pas de se répandre en borborygmes dans la tuyauterie du rez-de-chaussée. Non loin, le Pas-de-Calais sous les eaux, non loin encore, la Palestine, l’Ukraine sous les obus. Cet automne 2023 est décidément d’un bien funeste augure. Si j’étais superstitieux, ou astrologue, ou croyant, je décèlerais dans ce confit une mise en demeure de traverser la collusion à double tour des contraires, une Épreuve. Époque de grande confusion, elle afflige et détruit du dedans comme du dehors. Dans mon rêve de la nuit dernière, combien étions-nous à détaler ? Nous sommes un groupe, je me souviens. Je suis le plus prompt à m’élancer et, au bout d’une centaine de mètres, quelle n’est pas ma surprise d’être le premier à toucher au but ! J’ignore pourquoi nous venons de courir ainsi et pourquoi un peu plus tard je suis en chien de fusil sur le sol. C’est quoi le but ? Une femme à la chevelure blonde me considère avec insistance et, tandis qu’elle s’éloigne, se retourne encore à plusieurs reprises vers moi. Ses yeux d’un bleu intense m’impressionnent. Peu de temps après, elle réapparaît avec un paquet d’invitations, la particularité de celle qu’elle me tend, contrairement aux autres qui sont d’une encre noire, est que l’encre de celle-ci est bleue, — pour qu’elle ressorte distinctement du lot ? — elle fait d’ailleurs mention de mes nom et adresse. On est doublement incrédule et crédule, on n’a pas le choix. Notre fragilité objective est plus vaste que notre liberté de mouvements, le face-à-face de toutes deux ne les engage pas à transiger.

 

 

 

 

 

 

 

... du temps qu’Aliboron certifie bon et vieux, la césure était élémentaire, les faits et gestes confluaient aux zéniths, les pensées s’égaillaient aux antipodes. Le commerce ayant des lois que les lois ignorent, ordre et gabegie pouvaient ne pas entendre leur unité de la même oreille et aucun négoce perdre au change. Parier sur la fin du monde c’est négliger que les mûres n’ont pas d’oreilles, au contraire miser sur les moyens du bord c’est courir le risque que les fins passent par-dessus. On se rappellera que, si, de l’avis général, guerroyer est funeste, désirer la paix n’en demeure pas moins un anachronisme : en langage châtié, ouvrir les veines de la planète pour écouler l’accumulation toxique de cash dans son sens, s’appelle phlébotomie.

 

 

 

 

 

 

... on ne sait ce qu’on sait qu’à force de se répéter aussi scrupuleusement que laborieusement ce qui doit tomber sous le sens, c’est-à-dire en négligeant de soupçonner que ce qu’on ne sait pas, on ne le sait vraiment pas. En cela nous touchons à quelque chose qui se rapporte au divin. Si l’on prend le cas de Dieu, Dieu par excellence ne sait pas le tout du tout dont la poésie s’entend proférer dans ses trente-six mille langues la litanie infinie. Dieu, et c’est son infinitude, ne connait rien. La faim, le froid, la reproduction sexuée, etc., ne sont pas ce qui justifierait qu’il lui faille savoir comment faire pour ou comment faire contre. Dieu, si l’on s’accorde à ce que ce nom ne veut pas dire, c’est de l’ignorance à l’état pur. Si ce nom savait, il ne serait pas Dieu. Le savoir, avec tous les bout-à-bout de bribes, d’approximations et de cachotteries qu’il implique n’est pas une affaire divine, la divinité n’est pas une affaire de lumière, la divinité n’est pas une affaire de vérité, vérité si parfaitement authentifiée par le contraire qu’on lui attribue : le mensonge, la divinité est une affaire d’ignorance. Dieu, le non-être que l’on désigne par ce nom énigmatique entre tous, c’est le non-savoir à l’état pur. En ce sens, Dieu n’est pas davantage à l’image de l’homme accidentel que l’homme accidentel éternellement soucieux d’en ignorer le moins possible, par quel inaccessible subterfuge, à son image.

 

 

 

 

 

 

... pour ce que je sais d’eux, ils connaissent peu ou pas la poésie, et quand bien même ils l’auraient déjà rencontrée, ils s’en défient : trop cérébrale, trop révérencieuse, trop ésotérique et partant trop indiscutaillable pour eux qui aiment discutailler, mais ils comprennent volontiers l’idée de poésie qui, tout en ne nécessitant pas d’en lire, laisse un strapontin à quelque dernière comptine enfouie en eux. Ils savent gré que l’idée d’idée leur fasse faire l’économie du dédale nébuleux.

 

 

 

 

 

 

... bien sûr il y a les habitudes, les petites manies coutumières et les habitudes qui avant d’avoir eu le temps de jaunir étaient déjà d’inavouables manies, la quête éperdue de la clef des champs dans la boîte à gants tandis que nous arrivons, les cent pas que la vie accomplit en sourcillant avec la plus extrême prudence, les rides que s’arroge le sang du sempiternel, les « bien sûr » qui défrisent les insupportés, les silences de la lutte des classes qui défrayent la chronique bouche cousue des appointés du silence, les « c’est la vie » et leurs infirmités, le sourd potlach des certitudes entre elles, l’âge délesté d’une grandeur dont il a fini par ne plus servir de se prévaloir, le temps qui passe à court d’arguments, le même asséné à coups d’infimes variations, souvent, très souvent, ce qui rappelle-toi veut quand même dire « pas toujours », et puis le grondement du tonnerre au loin.

 

 

 

 

 

 

... qui parle bien, réfléchit-il bien ? Un temps durant le bien parler est irrévocable, et ça lui suffit. Les contenus culturels qui nous ont été inculqués à notre corps défendant étaient ceux avec lesquels la bourgeoisie se projette, ceux selon lesquels elle et ses enfants ont pour mission de se reconnaître dans les miroirs ad hoc remis au berceau. De ces contenus réfléchissants nous n’avons pas fait ce qu’on attendait que nous fissions, le temps qu’il eût fallu pour cela ayant effectivement été irrévocable. Très vite ce ne fut plus notre affaire, notre problème. Je pense aux enfants des quartiers, des banlieues, des courées, qui apprennent à parler, à s’exprimer à la va-comme-je-te-pousse et qui n’ont confusément conscience de ce qu’ils ressentent qu’à ce prix. En grande partie je perpétue celui d’entre eux que j’ai été, dérivant d’obscure pensée en libre pensée, m’appropriant celles qui sont à portée de main tant que, des pieds et des mains, cela vaut pour pensée.

 

 

 

 

 

 

... la croisée des chemins, c’est de là d’où l’on vient, que tu t’en rappelles ou non ne change rien au protocole, sans elle pas de chemin. Abscisse, ordonnée, maman, papa, soleil éblouissant, nuit noire... la croisée des chemins est un temps du récit au lieu et place de l’ouverture qui dans les opéras donne le ton. S’il n’y a pas d’ouverture il faut imputer cette absence à un impression, à un effet d’impression, subliminalement parlant il ne peut pas ne pas y avoir, qu’elle soit cochère, battante, dérobée, coulissante, d’ouverture appelant un sésame, une existence. Comme naturellement on tend à l’élucidation on se demande à quoi elle ressemblait. Ce n’est pas qu’on n’en ait pas une petite idée, c’est au regard de cette suggestion qui n’est qu’approximativement idée qu’on déduit qu’entre toutes les pistes qui se sont présentées à nous c’est la fausse qui eut la faveur de ce qu’arbitrairement on appelle hasard, car le hasard est arbitraire comme aurait pu dire Parménide. En conséquence, ou plutôt en cause, le préalable commande que nous nous soyons trompés de route.

 

 

 

 

 

 

... au point où elle en était, la fin du monde était la chose qu’il ne restait plus qu’à prendre le plus tard possible, la fin du monde a maintenant tout son temps. La fin du monde va pouvoir ne plus se confondre avec les fins de mois des uns : la fin du monde n’arrivera qu’aux autres. D’ores et déjà la fin du monde s’engage à faire amende honorable. La fin du monde va devenir étrangère à l’exploitation de l’homme par l’homme, elle sera (à condition d’y penser très fort) irrévocable mais non imperméable. La fin du monde ne sera prise en charge par aucune mutuelle. Ses premières loges seront moins cher payées (mais réservation impérative). La fin du monde nécessitera une économie de guerre rigoureuse, élastique, adéquate et drastique, comme toutes les fins de monde avant elle. La fin du monde ne compte pas présenter d’analogie avec le chant du cygne, elle ne prendra acte de son effet réfléchissant qu’aux pénultièmes de Zaïde, Lulu et Turandot. La fin du monde ne nécessite jamais plus d’affolement qu’il n’en faut, seulement une discipline accrue. La fin du monde est une question de responsabilité qui, incontestablement, appelle un référendum citoyen dont les mahométano-égaulochistes doivent être exclus. La fin du monde demandera le plus grand chaos. Le monde de la fin qui n’est pas le même demeurera une vue de l’esprit. La fin du monde n’a rien à voir avec la faim dans le monde. Les enfants seront conviés à participer à la fin du monde, les croyants de toutes confessions ont déjà commencé à prier, les autres pourront continuer d’aller voter chez les Grecs. La fin du monde sera jouissive et terminale ou ne sera pas !

 

 

 

 

 

 

... il y a des livres qui font des centaines de pages, le lecteur est invité à en faire lecture au fil jamais interrompu de milliers de jours, capable même de pousser la curiosité du geste à entreprendre la lecture d’un autre livre avant même que celui en cours ait fini de dire ce qu’il disait. Flux de vie passants, et sans doute est-ce enivrant de se laisser emporter par leurs continuums. De la même façon les écrivains peuvent suspendre des tas de choses qui ne sont pas moins la vie que les kilomètres d’écriture auxquels ils s’attèlent, la lecture par exemple. J’imagine que les pêcheurs qui passent un nombre exorbitant d’heures face à l’infini miroitement de l’onde se perdent de la même façon dans leurs pensées. Trois types d’acteurs : le lecteur, indépendamment d’une qualité de lecture dont je ne puis présumer ; le pêcheur, quel que soit le développement de sa méditation, et celui qui s’adonne aux flux de pensée écrivante comme c’est mon cas. Il y a aussi les cinéphiles que je mets à côté des lecteurs, les peintres et leur chevalet que je ne distingue guère des pêcheurs quand l’onde est celle d’un champ de blé (image d’Épinal, certes, les vrais peintres sont autrement diligentés), et puis il y a les musiciens qui se coltinent l’entreprise avec une hardiesse admirable. Voilà, trois grands types.

 

 

 

 

 

 

... dire de l’écriture poétique qu’elle est une chose très importante est peu dire, elle est bien entendu capitale : la langue ! la métaphore ! la distinction ! la quintessence ! le supplément d’âme qui est à l’esprit ce que le complément alimentaire est au corps : une discipline sans laquelle on peut vivre mais tellement moins bien. Pourtant, voici pour aujourd’hui les choses de la langue sans importance qui retiennent mon attention. Peut-être dans l’espoir de ne pas vivre indéfiniment... Ainsi, en optant pour des trombes d’eau comme il n’en était pas tombé depuis des lustres, je me suis payé rubis sur l’ongle le stress que m’a valu de ne pas renoncer à me rendre chez Honda, à Seclin, afin qu’on y change le levier de frein de ma moto, d’autant moins en confiance qu’elle est toute petite et que je ne suis pas sûr du tout d’être des plus visibles dans ces conditions : un stress initiatique. Ayant roulé par tous les temps sur des utilitaires pendant une quarantaine d’années je ne puis dire que ma carrière de motard ait eu le temps de me promettre le charme de la moto loisir dont je jouis depuis un an — et là j’avais oublié la drache. Trombes d’eau à Capinghem, je sors de la rocade afin de faire demi-tour et rentrer à Lompret mais déjà trop trempé pour m’y résoudre, je fais le tour de la commune et repars. À Hallennes-lez-Haubourdin je prends la sortie que je crois la bonne, mais au premier rond-point, la direction Wattignies-Seclin est barrée. Ai-je rebroussé chemin ou ai-je pris la direction de Santes ? Je ne le saurais le dire, sans doute Santes où la direction Seclin et Houplin-Ancoisne est à nouveau barrée. Je reprends la route de Lille où “Toutes Directions” me ramène à Loos : la direction Seclin m’y est pour la troisième fois interdite pour cause... de course à pied. Les employés municipaux qui sont à la barrière et que mon désarroi ne peut pas ne pas amuser me conseillent de rentrer à la maison. Un petit vieux par ce temps, n’est-ce pas ! Ce que je m’apprêtais à faire dans la perspective d’expliquer au garage (car j’ai désormais un téléphone !) que vraiment c’était trop de pluie, quand je suis ultimement parti voir du côté d’Haubourdin s’il n’y avait pas une issue. Il y en avait une : direction Emmerin ! Arrivé à Seclin, j’ai encore cafouillé quelque peu et, après avoir demandé la direction à une jeune femme, la rue de l’Industrie m’est enfin apparue : Fuel Motors, Harley Davidson, Norauto, Kawasaki, KTM, Ducati et enfin l’hypermarché de la moto Motoland tel un havre. Il n’y a plus qu’un concessionnaire moto sur Lille et c’est chez celui-là qu’à un jour près je devais acheter ma moto... Tous les autres ont émigré à Seclin, à plus de vingt kilomètres de Lompret, où l’on ne se rend qu’entre poids lourds et piaffants Fangio du SUV. Chez Motoland il y a des fauteuils d’attente, des toilettes et toute la gamme des Rebel qui ont ça de bien de n’avoir pas de selle trop haute. De mon fauteuil je considère un client jauger les CB 650 et 1000 qui, elles, sont hautes, il s’y assied, seule la pointe de ses pieds touche le sol, le vendeur le rassure : 212 kg sur la pointe des pieds, la vraie vie.

 

Épilogue : De retour dans ma zone d’activité familière, à Lomme, la rue Émile Zola qu’il me fallait emprunter était à son tour barrée par une ducasse qui installait ses manèges. Suffisamment frigorifié pour ne pas faire dans le détail, j’ai coupé à travers.

 

 

 

 

 

 

... je crois moi aussi qu’une des ruses dont est capable d’user l’académisme aboutit à l’imitation de sa nature et à l’idéologie afférente. Car il faut au refoulé n’en pas finir de remonter à la surface selon un phénomène connu des chimistes.

 

 

 

 

 

 

... est-ce que les Français aiment les Belges ? les Allemands ? les Anglais ? Et pourquoi ? Oui, pourquoi pas ? Est-ce que les Français aiment les Ukrainiens ? Est-ce que les Français aiment les Russes ? Les Américains ? Et pourquoi pas ? En effet, pourquoi pas ? Est-ce que les Français aiment les Paraguayens ? Est-ce que les Français aiment les Zimbabwéens ? Est-ce que les Français aiment les Coréens ? Les Coréens ?... Est-ce que les Français aiment les Turcs ? Les Thaïlandais ? Est-ce que les Français aiment les Iraniens ? Est-ce que les Nigériens aiment les Français ? Est-ce que les Algériens, les Anglais, les Autrichiens, aiment les Français ? Est-ce que les Français aiment les Mauritaniens ? Pourquoi ? Et pourquoi pas ? Est-ce que les Sénégalais aiment les Palestiniens ? Pourquoi ? Est-ce que les Allemands, les Belges, les Irlandais aiment les Tunisiens ? Les Péruviens ? Les Helvètes ? Est-ce que les Coréens aiment les Kurdes ? Les Coréens ?... Les Kurdes ?... Et les Kurdes, est-ce qu’ils les aiment, eux, les Coréens ? Est-ce que les Français aiment les Malgaches ? Est-ce que les Éthiopiens aiment les Italiens ? Et les Français ? Pourquoi ? Et pourquoi pas ? Est-ce que les Français aiment les Italiens ? Les Espagnols ? Les Danois ? Et pourquoi ? Est-ce que les Français, dont on sait si peu qui ils sont et qui ils aiment, aiment les Français ? Et pourquoi donc ? Comptes-tu répondre de ta réponse comme de ne pas répondre de celle de ton voisin, cet inconnu ?...

 

 

 

 

 

 

... chemins jonchés de cadavres, sociétés bipolarisées, instincts grégaires rabibochés, trous noirs vs pommiers blancs, un irrépressible déséquilibre mondial succède à l’équilibre instable où les possibles gravitaient. À l’arrêt d’autobus des collégiennes n’ont Dieu que leur smartphone, sauf une qui regarde avec une telle intensité son petit ami dans les yeux que capter en passant ce serment fait tout à coup résurger le monde si attaché à son ambivalent clair-obscur. J’en ai été troublé. Le non-dit du monde n’est pas que goulets d’étranglement et cyclothymie, il a aussi une intimité immanente-jaillissante. Est-ce qu’ici où écrire n’apparaît le plus souvent que sous couvert de froussardes invectives et d’humour à la petite semaine, se sentir chanceux est une chose si impudente ? Entendez la grégarité ambiante moquer nos fariboles, exclure d’en attendre une raison suffisante, entendez-la glousser !

 

 

 

 

 

 

... une fable. Engoncé dans les vieilles lunes de ma retraite en banlieue lilloise où, du peu de ce que je percevais du monde avec une écriture qui m’était davantage un masque de nuit qu’une lorgnette, c’est-à-dire avec des rétentions concomitantes à une dernière valse-hésitation textostéronée, trouver ou retrouver des lignes de fuite, et Dieu sait que l’écriture qui fuit ne s’y prête pas (faut-il être con !), demandait non point un nez creux, non point de la science, pas même un dico à portée de main, mais d’établir une proposition, à savoir passer comme s’il s’agissait d’une dernière chance de l’autre côté de ma retraite banlieusarde, là où l’écriture fuit sans fuir, où la guibole flageole mais gravit, et où l’esprit zigzague au rythme du bas du clavier d’un pianola idéal, afin que de tours en détours résulte un sillon conducteur reconductible. Fallait-il gagner la différence pour perdre l’indifférence ? J’ai toujours eu, puérile duplicité, un sens inné des catastrophes et n’ai jamais manqué de concocter les conditions de leur réalisation, d’abord en sourdine, ensuite, de proche en proche, effrontément. Mais je ne savais rien de quoi que ce fût, même m’en douter ne pouvait être m’en rendre compte. Du bas du clavier de ce pianola où je faisais mes gammes, vivre, respirer, se mouvoir, aimer, impliquait de jouer avec le feu, j’étais comme cent bateaux chavirant dans l’eau fuyante avec, pour tout suaire, la prémonition du douteux souvenir.

 

 

 

 

 

 

... c’est vrai, le monde n’est pas en paix. Tu le sais, la guerre n’a jamais eu recours à l’euphémisme pour inciter les mondes en paix à guerroyer entre eux et à faire du monde un monde-en-paix-en-guerres. Avec la diversité de compréhension que le mot guerre permet, tu l’entends comme tu veux. Le phonème/g/ et le doublement du phonème /r/ aide énormément... Tiens, reprends un verre d’eau, tu peux à profusion y mettre du vin. Le monde en guerre avec (contre) la paix des gens mais pas avec l’inconsistance de leur compréhension du film dont ils sont les héros (oui, toi aussi) va pactiser avec ceux qui filtrent le vin de l’eau pour en faire une autre paix, durable à ce qu’ils disent. Qui ment ? Les gens, ou les autres ? La question se pose autant qu’elle se pose là. La paix de la guerre aime profondément la guerre de la paix tant que le mot guerre n’est pas trop romanesque, si tu vois ce que je veux dire. De la même façon le vin de l’eau du pichet aime l’eau du vin de la pichenette que se prodiguent les gens dont on ne sait rien, et les autres dont tu as déjà dû entendre parler. Tout cela depuis que le monde n’est plus monde, depuis fort longtemps.

 

 

 

 

 

 

... vivre avec, ou en dépit de, telle ou telle couleur de peau ; avec, ou en dépit de, tel ou tel démon, avec, ou en dépit de, tel philosophe de poche plus rapide que l’éclair ou tel métaphysicien de chevet plus profond que la fosse des Mariannes, et ne pas franchir la ligne de départ sans son t-shirt d’allégeance. Conjurer le bavassage de cerveau jusque dans ses derniers retranchements, ne pas tenter le diablotin des croyances sur parole.

 

 

 

 

 

 

... s’il faut en croire Cécrops né mi-homme mi-serpent et qui sur la question ne devait pas être le dernier de la classe, c’est la borréliose de Lyme (dans le Connecticut) qui a fondé l’Attique, c’est pourquoi nous ne nous gardons presque pas de confondre le détroit de Messine qui sépare la péninsule italienne de la Sicile (ou qui relie la mer Ionienne à la mer Tyrrhénienne) et, plus près de chez nous, celui de Messines qui, par une impasse wallonne longue de 720 mètres et large de 170 mètres à hauteur de la Mesenstraat, coupe Messines en deux. La géographie des frontières a plus d’un tour dans son sac.

 

 

 

 

 

 

... il a dit : que le vent tourne n’est pas la preuve de son incrédibilité ni, si on lui accorde le chant des peupliers, le gage d’un juste ciel. Il sait que le vent ne dit pas qu’un souvenir du soleil de minuit repassera par la route de Louviers ou qu’il nous retrouvera Gros-Zodiaque comme devant dans les houblonnières du Westhoek. Quoi qu’il ait pu en discerner, il n’a soufflé mot de quoi que ce soit, n’a compté aucun abattis et nous, de la somme nulle par laquelle nous l’avons écouté, la confiance que nous lui avons accordée n’a répondu de rien. O.K. Il a dit : du coup je me sens bien. Je devais y passer, je ne dis pas que je n’y passerai pas un jour, je le confesse, non, je ne le confesse pas, je l’accorde, mais j’y passerai, j’y passerai même souvent, chaque jour ! Nous, nous n’en pensons pas moins. Quant à ce qu’en dira l’éditeur, alors là, ça nous est complètement égal ! L’éditeur invite les gens à lui proposer leur manuscrit, surtout les Africains, mais pas seulement, après les encouragements d’usage, viennent les réserves de principe, et c’est là qu’il leur demande une équitable participation aux frais (plusieurs centaines d’euros). Quand il a empoché leur contribution, tel le génie de la lampe magique d’Aladin il s’évapore. C’est le vent ! Il est comme ça. Il faudrait une fois pour toutes que la confiance que nous lui accordons ne réponde de rien. Y consentira-t-elle jamais ? La poésie n’affiche aucune bonne presse, il lui suffit d’avoir bon dos.

 

 

 

 

 

 

... ni lumière, ni sa direction : la nuit ne cherche rien. Et pourtant elle remue. Cela n’est pas plus inexplicable que le jour qui feint de se lever tant que cela comble d’aise l’homme tenu d’aller gagner sa pitance ; elle ne tombe pas pour autant, et jamais sous le coup de ce qu’il appelle sens. S’il n’y avait pas de non-sens, il n’aurait aucune raison de combler de sens la porosité cosmique de sa condition. Ce « sens » reste une piteuse découverte, il peut trouver noir le noir tant qu’il veut, y coller les myriades de myriades qui s’y égailleront, ni divinité ni libre-arbitre ne lui prêteront main forte, l’idée statique ne reviendra pas. Je ne te dis pas que rien ne sert à rien, au contraire, et de cela on ne peut se dépatouiller — rien sert à quelque chose. Nuit dont tous les draps sont gris, nuit qu’on pensait faite pour les loups, les spectres, les hiboux, nuit des plumes envolées avec les billets jaunis, comme sa mutité craque sous les cent pas du mille-pattes !

 

 

 

 

 

 

... nuit blanche et, incorrigible concierge de l’état d’on ne sait quels lieux ni à quelles fins, conscience. Ratissant dans le débarras avec l’agrément du sommeil qui ne vient pas, elle te turlupine, hein ! Devenir vieux, ça, ça a été à un moment. Je n’ai rien objecté, me suis seulement mis à marcher en titubant. J’ai accepté, en ai retiré la sobre sensation de vérité que j’avais éprouvée quand j’étais jeune et que l’ivresse me faisait bon accueil, et bien avant cela quand, tout petiot, je faisais mes premiers pas... Oui, c’est une chose bien embrouillée avec ses petites façons de rendre à ce point préoccupantes les turlupitudes qui, en leur temps, n’impliquaient pas de devoir faire, comme cette nuit, un tel plat de ces souvenirs dont la prégnance m’échappe. C’est de ce seul point de vue émondeur d’urgence que m’abaissant haut et fort aux dégâts j’ai chevroté mon déchant — j’ai dû ajouter « mais être vieux, ça, non, jamais ! ». La repentante conscience ou l’art de cuisiner de misérables regrets qui ne valent qu’ajoutés à d’autres tout aussi insignifiants, comme s’il fallait que l’addition soit salée. Que le passé marque le pas au portillon n’est pas bon signe, tu sais !... En faire tout un plat, effectivement, telle pourrait bien être la plausible définition d’une expertise postiche de l’état des lieux.

 

 

 

 

 

 

... entre équilibre et point de bascule, tipping point, l’assaillant campe. Il est déjà là où, du plus vertigineux de l’imaginalité qui se puisse concevoir, on ne peut que s’attendre à le voir apparaître, aussi peu éblouissante que soit son armure. Il ne saurait s’absenter, c’est lui qui, le premier, voit venir celui qui doit venir. Ni lui ni toi n’ayant quitté des yeux le jeu de dupe de cette fonte nivale, le temps vient alors où, ayant suffisamment attendu, il ne consent plus à l’expectative : l’assaillant ne se contente pas d’être contre parce qu’il est l’assaillant, non ! peu lui chaut l’armure, l’assaut, sa nudité même, il est contre infiniment. L’existence n’est pas à l’orée d’un bois, que ce soit pour y entrer ou, prise dans le perpétuel creux de la vague, pour être sur le point d’en sortir ; l’existence ça consiste à te sucer la substantifique by the root, — par la racine. Qui des deux tient l’autre ? Inutile de chercher à ce que les regards se croisent, on ne se rencontre jamais de visu, on ne dévisage rien, et c’est de ce creux que découle le mot creuset dont le récipiendaire fait en sorte que le creux de la vague le devienne. Il n’est pas indifférent que l’occuper soit ce qu’il y a de mieux à faire ; l’inévitable creuset de la vague, pour la route... Au contraire du monde extérieur, assourdissant, dont la proximité ne fait aucun doute, l’insondable creuset s’insuffle à petits laps, comme au théâtre, toc, toc, toc ! trois coups. La place n’est pas forte, c’est pourquoi l’assaillant t’estoque. L’assaillant ne tire jamais quelque épingle du jeu que ce soit. L’épingle profondément plantée, c’est lui. On n’existe que par le recours à une somme nulle.

 

 

 

 

 

 

... le silence, imperceptible mais non inaudible, nous souffle à l’oreille le vieil océan que sans une conque nous n’entendrions pas. Si personne n’a jamais songé à le décrire c’est qu’en tant que tel il n’est pas, c’est nous qui lui décernons une qualité non physique, transcendante, — une vertu — quand l’incompréhension assèche ce qu’il faut de points cardinaux pour vivre sur la terre obscure. Silence sans couleur, opacité ou transparence préalables, ce qui de lui nous comble d’infini est borné par l’évocation d’une blanche illusion. Davantage une variation, c’est dans cette mesure prêtant à effraction qu’il va tendre à être tantôt gris, tantôt rose, ici immaculé, sali de sang là-bas. Silence pour dire vite, propre, compréhensible, le mien est par lente urgence mon levain.

 

 

 

 

 

 

... le Verbe, l’admirable et le fol aujourd’hui, est-ce pour ne pas aller se faire pendre ailleurs qu’il s’incarne ici ? Est-ce cela la raison ? Ou pour que nous en venions à nous aimer les uns les autres ? Chère chair, je t’aime et je te tue, tu sais ! Et nulle sourde oreille pour récuser l’émoi causé par ce sépulcral aveu : si ce n’est moi qui presse le bitoniau ce sera un autre. Toi peut-être, Aladin, ou toi Absalon ! Mais ta capacité à t’immoler sait se débrouiller seule ! Avant, la nuit était d’encre et cela convenait à la paix, le Verbe végétait tranquillos dans sa verbeuse transcendance mais il lui manquait la lucidité. Alors, à la nuit des villes, à la nuit des yeux, à la nuit des forêts profondes et à celle de ses hôtes, s’ajouta l’indélébile fond de brillance qui garde de tout sommeil. Un Verbe sans audience, sans transparence, sans fidèle courbe de réponse prête à pogoter du neurone et à faire feu de toute vie, n’est rien. Pas même une preuve de néant car, s’il faut en croire son féal décalque, le Verbe ne se distingue jamais du bien et du mal : au bout du long chemin, on ne trouve ni mainlevée ni absolution, pauvre Aladin, pauvre Absalon !

 

 

 

 

 

 

... j’ai trente-six mains jusqu’à minuit, ensuite c’est une autre paire de manches, je peux me retrouver catapulté yogi à Bénarès ou cul par-dessus tête à Calcutta. En ce cas je marcherai sur trois pattes, — tripède, trijambiste, et même un peu paltoquet parlant du nez à l’Ombilic qu’à Bénarès je prendrai pour Œdipe aérophage, ou à Calcutta pour Œdipe ventriloque ! Ombilic qui, à la grande stupéfaction du perroquet, ne cessera de répéter « Y’a pas d’formule ! Y’a pas d’formule !... ». Je me rappellerai alors lui avoir parlé de mes bonnes étoiles... J’aurais aimé avoir son avis sur la visibilité du faux nez au milieu de l’existence conférée par le remarquable spectre aérodynamique de mes trois pattes en action. Justement, la troisième vient d’entraîner les autres dans un mouvement circulaire qui ne m’a pas semblé sans rappeler d’une part, anticiper d’autre part, le flou de bougé de la vie. Au fond, et ce n’est sans doute pas un moindre anachronisme, aucune photographie n’a jamais pu focaliser le flou objectif de la vie. Quand je ne marche pas, c’est trépied, le trépied assure la rassérénante fonction de relâche. Sur ce, aucun cas de déséquilibre n’ayant jamais aboli ce que la marche requiert d’éventualités, je prends la verticale pour ne pas succomber au basculement. J’ai vingt-quatre heures pour tenir bon. À cet endroit, si j’avais quatre pattes, la clause du déséquilibre ne marcherait pas, il faudrait alors trouver un autre scénario. Je verrai ça demain. Quand même, je me demande si la voie lactée voisine appréciera le conte de la Petite Ourse en train de mijoter dans la cocotte-minute.

 

 

 

 

 

 

... dehors, la neige, telle Milon de Crotone à Audresselles, est crotonneuse sous la semelle. Ce qui est grotesque avec les mots, c’est la compréhension nez collé à la vitre que nous en avons : la conscience, la conscience qui ne peut qu’être tragique sauf à changer la vitre, ou de nez. Oui, les mots sont des mots, des mots auxquels on ne peut faire autrement que de s’abonner. Nul besoin d’adhérer à ce qu’ils racontent pour se figurer pouvoir faire sans eux, il suffit de passer de l’un à l’autre comme de Charybde en Scylla dans les allées du supermarché. En d’autres temps, on eût préféré « forêt luxuriante » ou « gerbe de fleurs » à « supermarché », mais maintenant que la luxuriance se vend en jardinières en ces lieux spécifiques où les muses vous attendent aux caisses, la prédétermination est faite. Les mots, on ne les accuse pas d’être des mots, ou pis de n’être que des mots, ni la mort d’être ce qu’elle n’est pas : au rayon « façons de parler », eux aussi exécutent ce que nous en pouvons. Font tout autant ce qu’ils peuvent, ceux qui s’y frottent et, à leur corps défendant comme à leur conscience dépendante, s’y piquent.

 

 

 

 

 

 

... ce n’est pas parce qu’être lisible n’est pas le sujet ici qu’on s’appliquera à justifier la façon sujette à caution d’écrire qui est le propre de toute écriture (la lecture du surmoi est inflexible), ni qu’on expliquera à qui ne nous demande rien pourquoi on écrit comme on écrit, et plus précisément pourquoi on écrit « comme ça » ; on est suffisamment imbu de fervent laisser aller, de rigoureux lâcher prise, d’exigence, de postmodernité somme toute, pour n’avoir pas à être plus symptomatique que le pauvre poète. Il suffit ! Non qu’on nie la légitimité de raccrocher l’écriture à l’incompréhensibilité primale où le geste prend fait et cause pour la vérité, seulement on a déjà pris assez de retard comme ça. On sait bien que des poètes théorisent la difficulté de la chose qu’ils proposent à leur lecteur, lecteur qui est, lui aussi — lui d’abord —, un brave type, mais comme le souci d’évaluer et retenir ce cas de figure n’interpelle personne d’autre, nous passons la main : on n’est pas des bœufs ! Certains sont devenus membres du comité de lecture à la bibliothèque de Rosendaël ou chroniqueurs chez Fricoteau Éd., grâce leur en soit rendue ! Ce à quoi on s’attachera c’est à la force des débuts. Ce sont les coups d’envois et eux seuls qui racontent ce qu’il en fut, ce qu’il en reste. Cette nuit, on a participé à une lecture-correction d’un de nos écrits, et plus on l’a lu plus il a échappé, jusqu’à ce que, remettant le conciliabule à plus tard, on s’accordât d’aller pieuter. On aurait dû le supprimer, on ne se shoote pas mais on souk ferme. Grand combat !...

 

 

 

 

 

 

... qui aurait encore l’outrecuidance de laisser entendre que nous avions trop picolé ? C’est vrai que notre façon peu orthodoxe de marcher droit pouvait prêter à confusion, néanmoins la vigilante sobriété nous est témoin qu’au contraire nous ne nous adonnâmes pas à la boisson cette nuit-là ! Les signes perceptibles n’intéressent que les dépositions à charge des aveugles pour leurs pièces à conviction. Or s’il est un tapis rouge, celui des exterminateurs ne rend compte que du dégât causé par le grand bol de lait que nous prîmes pour remède afin de contrer l’endormissement impossible. Tout tapi qu’il fût, ce tapis n’avait de rouge que la pieuse ressouvenance de ce qu’avait été rougir, pour qui se souvient. On sait que dans ces cas-là, et pour n’avoir pas à répéter l’énumération des denrées qu’il faut craindre (lait, pain, sucre, oignons, bananes, chocolat, poires, yaourts, fromages, pommes, beurre, viande, etc., à quoi s’ajoute l’impotabilité de l’eau potable), les médicastres vous disent « Méfiez-vous de vous-même ! », ce qui tombe d’autant plus dans l’oreille d’un sourd que la surdité nous est devenue précieux refuge de prédilection pour comprendre la signification de l’expression « brasser de l’air ». En effet, telles des pattes de cancrelats, les bras médicinaux une fois sur la table se mettent à gesticuler au point que cela semble pantomime. Pantomime, penthotal ! Aucun sbire de paille revêtu d’une peau de bête ne reste tigre en papier quand il sort du bois. Et face à lui l’homme a déjà dilapidé toutes ses chances ; sa création procédant par essais-erreurs, il a mis toutes ses erreurs dans son sac à viscères et l’a refermé sans autre forme de suspension de séance. Qui a encore des yeux pour voir, voit bien, alors, que la lumière du jour n’éclaire plus.

 

 

 

 

 

 

... pas sûr qu’on ait tant de choses à dire, à communiquer. J’ai incontestablement des choses à m’entendre dire, à m’entendre ruminer, barjaquer, gamberger, bafouiller, poétiser, comme si m’entendre parler des choses était élucider quelque part, ou exorciser, ce qu’elles laissent derrière elles, mais m’adresser aux gens, leur dire, comme si de rien n’était, des choses, non, les faits sont là, je n’ai pas ça dans ma gibecière ! Je partagerais volontiers si j’avais de quoi, je le mettrais sur la table et peut-être me mettrais-je à table. Or il se trouve que non. Il faut savoir que la taille de la boîte crânienne n’est pas la même pour tout le monde, la mienne que je n’ai pas mesurée ne doit pas excéder la taille d’une blague à tabac ou d’une vessie pressurée par l’âge : ma boîte crânienne ne recèle pas de double fond et ma vessie ne m’est pas une lanterne. Dommage, j’aurais aimé soulever le double fond de la première et pisser loin grâce à la seconde. Dieu sait que si j’avais découvert d’augustes mystères dans le double fond de ma crypte perso, je ne me serais pas aventuré à revenir sur mes pas pour clamer « Oyez, oyez, le mystère en la demeure est mort ! » Maintenant, je n’ai aucune réticence, cf. infra, à ce que des gens se surprennent à flâner, voire à glaner, dans le champ de mots où je clapote. Rien sous le boisseau, rien dans les poches ! Vous pouvez y aller. Si j’avais des choses à cacher on pourrait en valider la supposition par le recours au confessionnal, lieu par excellence où l’on s’abstient d’ébruiter quoi que ce soit. Pour moi, ni ne cherche confesseur, lecteur ou éditeur. Je certifie seulement que l’égarement sur cette page obscure se fait clairière face à l’effacement inéluctable de l’ardoise magique. L’essentiel n’est pas ce qu’on dit mais ce qu’on parle, et ce qu’on parle c’est une langue, pas cette langue nationale qui fait d’un mystère un mystère ou d’un secret un secret, et pas davantage la langue des autres par laquelle il faut en passer pour passer. L’essentiel est inqualifiable.

 

 

 

 

 

 

... cavalier cet écrit mis en ligne hier dans lequel je prétends n’être pas sûr qu’on ait tant de choses que cela à dire, il m’insupporte d’autant plus que je ne me sens pas la capacité (détermination, force, courage, etc.) de le supprimer, mais je le partage. Si je me sentais de biaiser, je pourrais présumer de la caution de ceux dont on fait délibérément le choix de ne pas entendre la voix, milliards d’enterrés malgré eux, ou alors errants, ballants sans voix, sans destination, sans toit ni loi, face aux bons sentiments à rien, remis à plus tard, à jamais. La mondialisation a promu une interdépendance finale du vivant avec le vivant, une solidarité exclusive de toute synonymie avec la fraternité. C’est pourquoi les bêtes nous regardent maintenant avec les yeux que nous avons laissés choir au fond de notre reflet. Dans le monde qu’il faut trouver de toute urgence, dire qu’on n’est pas sûr qu’il y ait des choses à dire n’est pas insensé — c’est mon glas.

 

 

 

 

 

 

... la table et une chaise sur un barreau de laquelle j’ai les pieds posés. Sur la chaise, ininterrompu, le fort ronronnement de Tartine qui me « contemple fixement », ainsi que toutes les Tartine du monde pratiquent l’immobile contemplation du poète. Brisant là, je lui objecte que la maison n’accepte plus de chats sur les genoux, d’abord parce que ça immobilise l’amphitryon, ensuite parce que ça laisse des poils sur les vêtements, enfin parce que ça implique de devoir leur grattouiller la tête. Inutile de faire les yeux doux ! Sur la table, un coffret ouvert dévoile une mine de CDs de chansons de la première moitié du XXème siècle. Le temps des usines, des courées, des caboulots, des vaches maigres, de la mistoufle dont ces disques témoignent fut long, et dur. A-t-il passé ou n’a-t-il pas passé ? Allons aux guinguettes, aux dancings, et puis danser, danser, danser ! Tangos, valses, rumbas, pasodobles, fox-trots ! Au néandertalien ou du temps de Ramsès II, les jeunes gens bénéficiaient-il d’une échelle de comparaison entre leur musique et celle des aïeux ? Il faudra attendre l’invention des modes, ce qui ne saurait tarder. Pour moi, tout ce par quoi j’ai déjà passé depuis Homère invite à ce que cette peau qui traîne au bord de la route ne soit pas la mienne, mais j’en doute, la chaise de la table et la chaise de la fable sont identiques, quant à l’ubiquité de Tartine elle n’est plus un secret depuis la nuit des temps.

 

 

 

 

 

 

 

... comme il lui fallait donner le change, faire sa tempête de mule pour mieux feindre de temporiser, il t’a embringué — tu te sentais à l’abri pourtant — et c’est justement à cet endroit que, t’enjoignant subitement de quitter la table, il t’a empapaouté sans autre forme de procès. Était-ce si surprenant ? Il n’a jamais manqué de s’accorder au tas de choses contradictoires qu’on lui prête : « bonjour » si c’est le matin ou « bonjour » s’il en a envie alors qu’il fait nuit noire. Il a toujours été comme ça, se pointant à heure fixe quoi qu’il arrive ou simplement parce que le carillon de l’église sonne midi ! Il peut aussi passer en mesure avec le chant d’Aragon ou sans chanter avec celui de Ferrat, c’est à son air d’un qui sait tirer son épingle du jeu qu’il ressortira le vieux musée de guerre des Lip ou son beau fixe à tous les passants. Tic-tac-tic-tac-tic-tac-tic-tac... le temps, puisque c’est de lui dont il est question, est dans le temps comme le trou de balle dans le cul, que la convocation arrive à l’heure dite, trop tôt ou trop tard. On peut tant qu’on veut rattraper le morceau en lui substituant une temporalité qui se fout de la nuance comme du dernier passage de la caravane avant de sombrer dans l’oued en crue, il n’est de temps que par sa faille. Tic-tac-tic-tac... sans aucun doute tic-tac-tic-tac... Le temps déborde annonce en 1947 Paul Éluard. Vue des hauteurs des Mont-de-Piété, Mont Analogue ou Mont de Vénus, la présence au temps qui en 2023 sèche le sang dans les vaisseaux sanguins et rend ses détritus séminaux aux déserts intimes n’est pas moins indifférente que son absence, aucune guerre ne se rétracte indéfiniment. La note de l’acquittement n’acquitte pas.

 

 

 

 

 

 

... tel qu’il est, le mot n’est qu’un mot, pierre d’achoppement de la langue, fragment minimal d’une convention par défaut, il ne pourrait l’être à moins, fût-ce à mi-mot. Le mot touche le fond, au fond. Quand un poète estimé ou un chanteur célèbre disent « je ne suis qu’un homme ordinaire », indépendamment de son message, cela s’entend : « je suis celui qui dit “je ne suis qu’un homme” ». Non loin, une conque propose son service pour que l’océan nous vienne à l’oreille, et le mot l’entremise d’autres mots pour éclairer, ou pour ombrager, c’est selon. Lui aussi pourrait dire « je ne suis qu’un mot... », mais non, il n’est pas là pour laisser entendre une telle chose, au contraire ! C’est qu’il n’est pas seul, il agit en bande. Les plus avisés de la bande sont les éclaireurs dont nous avons besoin pour ne pas nous emberlificoter, ils sont d’autant plus précieux que ce sont justement eux qui ne nous viennent pas naturellement à l’esprit, et pas davantage à celui des dictionnaires dont la responsabilité de nos néologismes n’est pas dédouanable (de guerre lasse, j’ai entrepris de noter dans Le Robert de Poche qui campe sur l’harmonium à côté de mon pipelet du matin et de son fauteuil obligé, les mots et leur définition que je n’ai trouvés qu’ailleurs).

 

 

 

 

 

 

... pas moyen d’écrire un truc (« truc », mot fourre-tout qui me dispense de la répétition « pas moyen d’écrire un écrit ». Mon père en truffait ses phrases et, quand il l’avait suffisamment employé, il lui adjoignait « machin », ce qui donnait des énoncés du genre : « tu peux me dire où tu as mis le truc du machin ? »), un truc, dis-je, un tant soit peu écrit. De ce côté-là ça ne branle pas des masses dans le manche, d’autres que moi, inspirés de tout poil et bavards en titre, ne manqueraient pas de faire leur miel de cette obstruction. Écrire l’impossibilité d’écrire, entre Maurice Blanchot et Raymond Devos. Émulation et stimulation, les deux mamelles de l’énergie créatrice, et nous revoilà à ce seuil coextensif aux disponibilités du monde jamais autant ankylosées que de nos jours. Faut-il en imputer la responsabilité à l’automne ? États d’âme à gogo, nul ne manque de s’y prendre aux cheveux. Aucune complainte ne rachète que les dents, telles les feuilles mortes qui se ramassent à la pelle, nous en tombent avec le pain ôté de la bouche. L’automne du monde est avancé !

 

 

 

 

 

 

... pour ne pas manquer d’ajouter « aucune importance » à la question subsidiaire : « qu’y a-t-il de l’autre côté de l’écriture ? », je me réduis à appeler poésie la mise à jour quotidienne, perpétuelle en ce sens, d’une résolution infuse prise au saut du lit plutôt qu’au pied de la lettre. Mais les bonnes intentions dont se prévalent les résolutions matinales ne s’accordant pas à la validité de la question, je suis allé voir ce qui s’y passe et confirme qu’au beau milieu des lieux communs et de leurs fosses communes se trouve bien un vieux précipice saturé des particules abandonnées que ladite ne pouvait ignorer. Qu’avons-nous fait, qu’ai-je fait, pendant tout ce temps ? Qu’avons-nous fait, qu’ai-je fait, avec et aussi sans les autres ? Et plus objectivement que n’avons-nous pas fait, que n’ai-je pas fait ? Les ravis d’une créativité irriguée ont le droit de trouver que l’impuissance n’est pas un moindre sésame, je n’en consens pas moins à ce que mon « poème » (ce mot ne s’appliquant pas à l’usage que j’ai de ma déconvenue au chapitre, je lui décerne la pendeloque de ces guillemets) s’entende de trente-six façons et même ne s’entende pas.

 

 

 

 

 

 

... il y a l’actualité, la glapissante actualité au nez de laquelle nous sommes pendus comme des morves, l’actualité qui n’engage ni à accepter ni à refuser quoi que ce soit, seulement nous consigner et nous ordonner ; après quoi tintin ! Exception faite, quand même, de l’inactualité — l’inactualité croupissante. L’inactualité, parlons-en : le soleil, tiens ! On se souvient du soleil ? Ça fait une paye, le soleil. L’astre qui brûlait la peau de BB en 66 ? BB, Brigitte Bardot, on s’en souvient ? BB n’est plus d’actualité, pourtant ce qu’elle put faire les unes des salles de ciné, des hit-parades, des magazines. Un phénomène qui, n’ayons pas peur des mots, fit bander la France. Un phénomène de société à part égale avec le grand Charles : la sémiotique dans tous ses états. RB, Roland Barthes, a-t-il trouvé du grain à moudre à ce sujet dans son Système de la mode en 67 ? Non, mais il en a touché un mot dans Mythologies. L’année suivante, JB, Jean Baudrillard fait paraître son Système des objets. Les B & B (Barthes & Baudrillard) sont morts et enterrés, mais non BB. Parlons de l’inactualité, de préférence inactuellement. L’inactualité c’est elle la plus inintéressée par ce qui nous fait parler ; elle s’en fout, elle s’en tape, elle s’en balance. L’empire des signes, de RB et La société de consommation, de JB, tous deux en 70 ne mangent pas de pain. Le premier 5,00 €, le second 4,50 €, ports compris. En outre à vil prix, l’inactualité.

 

 

 

 

 

 

... rien n’ayant jamais suggéré ne fût-ce que le millième de ce qu’une boule de cristal donne à voir, c’est par la collusion dans les yeux des hommes de paille que ces temps inconstants nous infligent leur épanchement. Si leur arrêté avait eu recours aux yeux des bêtes, ils n’auraient pas été ces temps réprouvés des déserts mêmes. Demandez à l’aigle, au hibou, au chat et jusqu’à la taupe, ce qu’est le beau fixe ! Demandez-leur le nom du pays dans lequel ils s’ébattent ! L’âge de l’olivier qui leur est une cathédrale ! L’heure qu’il est !... Et jusqu’à l’éminente métaphore qui renonce à se porter caution de quelque prédicat que ce soit. Combien d’éternités encore à faire le planton devant l’antienne qu’on eût préféré affairée à couper en quatre les cheveux de Michel, Gabriel et Raphaël, comme quand un Mandrake valait un Blek le roc ou un Olac le gladiateur ? Nulle prescience où que ce soit. Confiance nulle part, temps découverts.

 

 

 

 

 

 

... ayant plus que de raison promulgué que je n’écris pas pour être « compris », s’il s’agit bien d’être « compris » au sens où personne ne tient à ce que la compréhension n’advienne qu’au terme d’un long et fastidieux grattement de tête, plutôt au sens d’un Maurice Denis qui, s’il avait été écrivain, aurait dit « se rappeler qu’un poème, appelons-le ainsi, avant d’être un pieux sentiment, une visitation spirituelle ou une évocation fleurie, est essentiellement une feuille de papier couverte de mots en un certain ordre assemblés », j’ai entrepris la fondation d’une cité idéale où ciel et terre cesseront d’être perçus face à face ou dos à dos. J’ai en effet remarqué que personne ne soupçonne plus qu’il y a là-bas derrière, au fond, un temps immémorial où la mort des oiseaux a pu atteindre le rivage du ciel qui, de tant de façons, est leur sol au même titre que la terre fut le ciel des hommes. Si ciel et terre ont communiqué au sens permutatif de deux corps également gracieux et sagaces, alors la refondation de l’intuition d’une telle cité reste de mise. Dans cette perspective, je tire traits, lignes, segments, droites, demi-droites de toutes dimensions, de toutes courbures, des taches aussi, beaucoup de taches, et des points, de la même façon que le facteur Cheval eut besoin de ciment. Et quand les mots sont pris comme on prend du ciment, à la pelle, à la truelle, en y mettant de la brouette, de la taloche et du “O sole mio”, alors je les mets sur terre et rends à la nuit la nuit avec laquelle elle est venue, pour que le jour s’en souvienne.

 

 

 

 

 

 

... alors, écrire pour être compris ou écrire pour n’être pas compris ? Quoiqu’elle ne manquât jamais au protocole de l’apéritif, la poésie n’a jamais servi à boire à la sourde oreille. La compréhension n’est pas commensurable à l’écriture. On se tient au courant.

 

 

 

 

 

 

... l’écriture du mal-être : tout simplement le fruit de la dissolution d’un soluté dans un solvant ? Une solution complexe ? Un électuaire ? Une consolation ? Un pied dans la chimère ? Un émonctoire ? On commence par jeter à la volée le n’importe quoi, le tout-venant : rebut des rébus, pensées pleureuses dispensées ou autres crieuses dépensées, Érinnyes acariâtres, semences : toutes sortes de semences, des plus prometteuses aux plus douteuses. Alors c’est comme ça que votre p’tite crotte, comme m’appelait ma mère, apparaît avec sa prédisposition à la divagation, faim et effondrements sublimés à la va-comme-je-te-pousse. Reste alors le plus dur à venir. Il est dans l’ordre d’apparition des choses voilées que le plus dur reste à venir, les faits l’attestent, et s’il est déjà venu, soit ce n’était pas lui, soit c’était lui et cette montagne d’approximations fébriles qu’est l’histoire ne s’en est pas débarrassé. De quelque façon qu’on le prenne, ce preste avenir ne s’en tient jamais là.

 

 

 

 

 

 

... comment fait-on pour déduire d’un vieil air comme All you need is love un putain de bon vieux temps ? Se peut-il qu’au début de leur inéluctable chute climatisée, mais libre, en 1967, les pôles n’aient pas atteint le niveau record où les eaux saumâtres du dessillement entreprennent de déborder ? Il était habituel à cette époque que les choses se précipitassent sans que rien n’en transparaisse... À entendre ceux qui n’ont rien d’autre à fiche que de magnifier leurs souvenirs, il n’y aurait jamais de vieux temps qui soit mauvais. Bien sûr, nous ne sommes pas sans comprendre que la question n’est pas là, et ceux qui n’ont à vendre que leur piété auront à cœur de nous dire que, le morse de John Lennon ayant promulgué la possibilité de faire feu de toute chaussure trouvée à son pied, nous étions priés « d’écraser ! », dixit. Qu’ils veuillent bien comprendre qu’il était déjà fort tard. La verve nous a pris, nous avons succombé à l’effusion hépatique, à la vindicte houleuse. Et alors qu’aucun toto ne grattait plus la dure-mère, nous nous sommes probablement autorisés d’une science infuse qui n’est pas que l’apanage des éditorialistes. À cet endroit nous nous souvînmes de Gombrowicz daubant Tchaïkovski : « artistiquement réactionnaire [...] odeur insupportable : mélange d’insignifiance et de quelque chose de dépassé, de mort, d’enseveli, puis de regonflé artificiellement ; des mélodies médiocres, déjà périmées. » On tolèrera que ce ne fût dit que dans son journal, — mal luné sans doute... Muette dans son tréfonds, la vie est une larronne et une harpie ! D’avance, nous prions qu’on excuse tous ces excès de chambrier, le temps passé ressemble tellement à un Vieux-Lille que nous avons laissé courir l’âme à la vague. Pour l’autre latitude, ciel clair et air pur, on n’attendra pas l’apocalypse. Et puis promis, aucun de nos écrits ne sera plus habilité à se demander pourquoi à propos de tout et de rien ! Cran et détermination !

 

 

 

 

 

 

... ce n’est pas parce que l’anachorète tel qu’en son pré carré n’attend pas le déluge, qu’il doit se carrer à proportion de ce que requièrent les diseurs de bonne aventure et autres faiseurs d’angles. Aux sangliers, aux laies et à leurs sicaires, faux marcassins mais vrais spadassins, il n’a rien promis. Rien promis aux casseurs de pipes non plus. Son pré carré, c’est comme ça qu’il l’appelle par temps de chien, n’est d’aucun périmètre accordé par Dieu ou Diable à l’enfant : aucun bouvier de faïence pour en délimiter le contour. Ce pré n’a de carré qu’un songe perdu au fond de la salle de sudation où l’on se rend par la tour d’ivoirine. N’ayant rien conclu avec le dégel imprévisible, l’anachorète est maintenant en train de faire de son pré carré un rond-point. Un pré carré ne se prête pas à tout, mais non le rond-point qui n’a de rond que son reflet dans ce qu’on lui met de réfléchissant devant le nez. Au point dit de fission on y pense, on y pense... au rond-point de fission on y pense tous en rond. Non ? C’est ainsi que, de cette façon promu, l’exutoire tire une forme de la déshérence de ses errances.

 

 

 

 

 

 

... que vais-je encore bien pouvoir me raconter, maintenant qu’il ne va plus faire soleil que pendant une heure ou deux, et frisquet avec ça ? Décembre, hein ! Par je ne sais quelle sorte de flemme je n’en ai décidément, strictement, définitivement et même superlativement, aucune idée, le Contrastes de Béla Bartók occupe toute la place. Idées, pensées, planète d’accueil sont d’une telle exiguïté... D’aucune façon, cette étroitesse qui ne prémunit jamais le pauvre hère ne peut nous réjouir ; telle une lame, la bise n’a jamais manqué d’emprunter l’interstice. Si toutefois les mots appellent les mots, continuons à les enchaîner avec ce stylo que le froid affecte lui aussi. Une fois encore je suis à une gare, n’importe laquelle, la gare est une figure intéressante, générique, et qui pousse à la roue. Les mots attendent le train — leur train, celui qui doublement va les compartimenter et les emmener, tandis que moi, je veille à restreindre le nombre de ceux qui vont le prendre en marche. Les mots sont comme nous, ils cherchent un compartiment à leur convenance et ils désirent être emmenés. Les mots sont des choses dans la mesure où ils sont comme nous qui, à beaucoup d’égards, sommes aussi des choses, les leurs notamment. Sœur Marie Keyrouz, dont j’écoute après Bartók la Prière de Marie-Madeleine, est la chose de la prière à Dieu, son objet. Je n’en demande pas davantage : être la chose pensante d’autre chose. N’est-ce pas pour cela que nous lisons tant de livres, écoutons tant de musiques, regardons tant de films et, parfaitement réifiés, sommes épris de tant de choses ? Et vraiment, je n’en demande pas davantage.

 

 

 

 

 

 

... ce qu’on peut se sentir couillon quand on busie, gamberge, s’y colle, avec une pensée erratique qui n’en peut mais. L’anima de cette pensée, c’est le langage chat que je suis en train d’acquérir auprès de nos chattes, langage qui, de jour en jour, me donne l’impression de se substituer à celui de mon commerce avec le genre humain et me convainc que quand quelque chose s’ajoute d’un côté, quelque chose se délite de l’autre. La place que nécessite la cohabitation est inextensible et le constat amer. L’exclusivité de la compagnie de nos chattes m’est d’un enseignement tellement intensif que je commence à me faire comprendre d’elles dans leur propre langage, ce dont elles ne manquent pas de me féliciter. Sauf à trouver plausible que la disposition à laquelle fait appel cet apprentissage, soit la science des vieux, je suis peut-être en train de devenir chat sous leurs yeux. À cette fin, il faut bien de ce temps que l’on dit libre : une retraite en quarantaine avec prédilection à l’atonie à quoi s’adossent les milliards d’êtres vivants qui font et sont le monde. Tous ne pensent pas qu’ils sont vivants ni non plus qu’ils sont pensants, mais tous occupent le monde avec une vie psychique âprement ajustée : sans eux, sans nous, sans vous, sans moi, le monde ne serait pas, et son unicité ne pourrait être enfreinte sans faire appel à un autre moins dissipé. Pour moi qui suis le premier et pas forcément le plus avisé à rapporter le plus névralgique de moi-même, je suis le monde, je suis sa vie, la vie de tout ce qui vit au même titre que, quand je serai mort, je ne serai pas la mort ; même Dieu à qui les croyants concèdent la suprématie ne peut être la mort. À l’instar de tout ce qui vit, le Dieu-monde de l’hypothèse de Dieu, comme le monde qu’il crée selon ses prosélytes, ou qui le crée selon les agnostiques, repose sur un bête pronostic. Le monde, s’il n’est pas chaque être vivant, n’est pas. Nonobstant cette élucubration, je fais d’incontestables progrès comme je l’ai dit.

 

 

 

 

 

 

... aussi ronde qu’elle soit, la terre n’en a pas moins une extrémité, un bout, le bout qu’attestent des locutions comme « c’est le bout du monde ! », « ce n’est quand même pas le bout du monde ! », etc. Les bouts allant habituellement pas paires, celui que campe ma parole est l’exception qui justifie la règle. Avant d’essayer d’authentifier le bout de la dernière extrémité, l’ultime, celui qui dit « je n’en peux plus, je suis à bout » ou fait dire « on n’en vient pas à bout », je me demande si ce mot est adéquat, et si oui, adéquat à quoi puisque j’ai commencé par m’autoriser de la similitude monde-terre la plus éculée ? Est-ce que « bout » est, ou tient, ici le bon bout ? Adéquat à ce qu’il se promettait de tenir, à savoir une extrémité ? Des prétendants au rôle d’extrémité, autant la terre que le monde n’en manquent, ceux-ci allant jusqu’à faire des pieds et des mains pour être accrédités et faisant du bout le but, et du but une extrémité indépassable. Donc non. Toute baguenauderie mise à part, je reviens à moi : le bout du monde c’est ici où j’écris, lieu extrême où il est possible de vivre sans exister et d’exister sans vivre. J’y parle d’un pays de soleils couchants, j’y perds ma voix, et aucun médicament contre l’extinction de voie ; les voies te destinent à ce bout dont on s’écarte ou qu’on rallie, c’est selon, le temps d’un slow. Ma voix ne prend voix qu’au milieu des cris de mouettes des confins avec lesquels aucune liberté n’a de commune mesure, préférant les frontons où elle fait guano de toutes pièces. La liberté a des besoins et des devoirs, d’énormes devoirs, l’usage qu’il est permis d’en faire est fortement recommandé à raison d’un ou deux par tocsin quinquennal. La liberté a un prix mais pas de voix. On n’entend rien, ni non plus quand je reprends souffle afin de m’illusionner encore un peu. Aux dires de la sismologie, vivre et perdre pied à la pointe du bout du monde restent des accidents bien naturels.

 

 

 

 

 

 

... Sisyphe m’était conté je marquerais le pas. Mais non, voyons, ça ne marche pas comme ça ! Enfin !... Ni non plus en allant retirer du Mont-de-piété une mémoire à laquelle manque maintenant la disponibilité d’un neurone exempt de tout parasite. La mémoire, si elle était une insoupçonnable conseillère, consisterait en automatismes, 100 % d’automatismes ; seulement voilà bien une trentaine d’années que la maison ne consent plus de rabais, et depuis, l’inconscient refuse de symptomatiser quelque vérité que ce soit. À qui parler dans ces conditions ? La vérité, si j’avais pu la remonter du puits m’eût éclairé sur ce que je pus bien faire de notable, par exemple le 7 décembre 1993. Quels risques n’ai-je pas pris ce jour-là, et pourquoi ? et réciproquement quels risques ai-je pris ? et pourquoi ? Le 7 décembre 1993, non mais, tu te rends compte ?! Les 90’s... Ce n’était même pas hier, seulement tout à l’heure, et toi tu aurais déjà tout effacé ?! 100 % d’automatismes... Antonin Artaud c’était le corps sans organes, oui mais, et la méninge sans neurones ?... En décembre 1993 nous revînmes de manifestation à Moscou, en Belgique, mais ça ce n’est pas tant de la mémoire que le soixante-douzième Grand Hors-Jeu ! (un numéro plein jusqu’à la gueule), en musique Omar and the Howlers, Mama Béa Tékielski, Koko Taylor, Otis Grant, Little Bob, Katrina and the Waves, Wilko Johnson, etc., mais surtout tous nos poètes. En 1993, je le découvre à l’instant et quelle coïncidence, la sortie de Si loin, si proche, de Wim Wenders, et jusqu’au titre. Non, rien ne marche comme ça, et ne pense pas aux coups de pied au cul qu’on ne retrouvera jamais au fond du puits, la question n’est pas de vérité, la question c’est le puits qui s’effondre sur elle. Sisyphe nous était conté, et nous avons marqué le pas.

 

 

 

 

 

 

... en vrac : canards, couacs, interférences, télescopages, eau dans le gaz, friture, agora à la diable, à la mords-moi l’nœud, et jusqu’à une mémé tirée de justesse des orties où la vie l’a poussée qui voudrait bien qu’on l’emmène au ciné pour se distraire un peu tant il est vrai qu’on a besoin d’un peu de détente tu sais ! La vie à longueur de journée c’est trop long. Un film avec Jean Gabin, y a pas ça ? Ah bon, si y en a pas... Ce qui se présente sera bien, ce que tu veux, un avec Bourvil s’il y en a, ou n’importe quoi, j’suis pas difficile. Y a plus d’beaux films...  C’est dommage. Autrement on peut aller marcher, où tu veux, au Jardin Vauban ou au Bois de Boulogne. Après on irait manger une frite. Y aura peut-être l’orphéon... Ah, ça n’existe plus ? Eh ben, c’est une drôle d’époque ! On se demande pourquoi ils ont supprimé tout ça. Ils peuvent rien faire pour que ça revienne le kiosque à musique du Jardin Vauban et le Café des Fleurs ? — Ah, que revienne le temps des coin-coins ! Also sprach Tata Yoyo.

 

 

 

 

 

 

... tels le marteau et l’enclume, le mortel ennui des riches en jacasseries et le buvardage des taiseux fort du grain de sel qu’il n’ajoute pas. Entre les deux un chien parfaitement indéfinissable : pas de collier, pas de race décelable, pas de signe distinctif, à moins que ce ne soit pas un chien... Allez, avant d’incliner au remblai, faisons notre trou, fossoyons ! C’est dans ce trou creusé selon nous que l’os fera le chien que nous embarquerons ensuite. Avant que cet os, par exemple celui du pied, n’aille au trou, il faut s’enquérir de la compatibilité du pied et du trou. Ô Pied curieux qui souffles et va cherchant ton paradoxe, sera-ce là ton fanal ? Tu sais que de ce sombre côté-ci rien n’éclaire plus. Tous ont cherché de la clarté mais personne n’en a trouvé, seulement, à défaut de rédemption, qu’il était temps de mettre un chien dans un trou. Confie-moi ce que tu ressens. Quel effroi ? Quel fatal tourment ? Et si battre la campagne, gambader par monts et par vaux, à moins que les escaliers qui mènent à ton labo souverain, te manquent. Que d’expériences tu y fis avant que marche, trébuchement et bûche ne te prévinssent. L’ivre de mots comme il s’appelle afin qu’on éprouve les mille variations de la vie intestine, de la vie mise à l’épreuve du ciseau, de la gouge ou du stylo. J’ai ajouté un de ces lits qu’on fait comme on se couche, avec un matelas d’émoi, certes, mais un de ceux dont les ressorts sont d’un seul tenant, stéréophonique, un multispires, maintenant qu’il est trop tard pour faire du chien trouvé sans collier l’animal sépulcral de mon mastaba. Pour la gaité, nous continuons de prendre à la gorge l’icéité de notre crincrin.

 

 

 

 

 

 

... grippé, mais l’esprit a pu jouir de ce qui lui a été concédé jusqu’à la minute qui a précédé ce que je suis en train d’écrire et à quoi, au prochain “bling” je n’aurai probablement plus accès. Se coucher quand la fatigue te tombe dessus n’est pas tout, encore faut-il pouvoir s’endormir, et c’est à cet endroit qu’aller au lit finit par s’avérer une désespérante contrainte. Le lit ne nous tend plus les draps comme du temps où se pieuter était une douce consolation. À l’autre extrémité, se réveiller pour être assailli par les dispositions du jour n’est pas davantage une sinécure, d’ailleurs se réveiller n’est pas tout, encore faut-il être capable de se lever, de compter sur ses jambes et sur leur hypothétique aptitude à l’équilibre. Après quoi vient la journée, la lente et répétitive et grouillante et occlusive journée. Écrire, encore écrire, toujours écrire, afin que ceux à qui l’on s’adresse n’écoutent pas, n’apparaît ni pour le néophyte, ni pour le cénobite, comme une corvée, puisque ce n’en est pas une. N’empêche qu’écrire comme se coucher pour s’endormir ou se réveiller pour se lever ne peut pas ne pas postuler d’une fulguration en échange. Temptare, tentare, l’innocente tentation, telle une tentative au fond d’un sac de charbon.

 

 

 

 

 

 

... à la trappe l’imagination ? Descendons voir ça... Oui, elle y est, je la reconnais, c’est bien elle. Eh, l’Imagination, c’est toi ? On te demande là-haut, tu sais ! Là-haut, là-haut... Elle dit qu’elle s’en pince la zézette ! Que de leur nid prétendument d’aigle elle se contrefiche, qu’ils peuvent garder pour eux son exiguïté colouée ! Pfff !... Cette imagination, les sansonnets de proie cybernétiques en ont à revendre : de la roupie ! De leur terrasse à leur WC, tous peuvent en cultiver entre deux plans de cannabis : ça pousse tout seul, leur imagination. Notre fille des limbes a fait sienne l’in memoriam de la Liberté, la douairière déchue qui crèche dans le studio d’en face. Ils lui en ont fait voir, tu sais ! Elle est toute édentée, impossible pour elle de croquer dans une pomme, éborgnée aussi, forcément, — elle fut la proie des légataires de l’ordre certifié au doigt et à l’œil... Toutes deux se voient souvent. Comme elles sont, elles sont, inséparables, indécrottables, inénarrables. Elles se racontent de ces comptines d’un temps confus mais passé, ô passé ! Trop passé... à la trappe, avec le si mémorieux sursis.

 

 

 

 

 

 

... bien sûr la vie, cœur un et commun ! Qui ne glorifierait la vie ? La vie immense, profonde, et haute, et altière ? Et la poésie, son clair-obscur éclairé ? Et la musique enchanteresse et ineffable ? Et la très sourcilleuse philosophie ? Et la profuse littérature ? Et la peinture, intensément expansive ? Et la tête, alouette ? Ah, etc... Et après ? Après ? Quoi, et après ? Ce qui est là, dérisoirement là, deux foulques macroules à mes pieds et l’incommensurable gâchis...

 

 

 

 

 

 

... après avoir interrogé Esprit, es-tu là ? et ouvert ton pipelet sans en avoir appelé au sésame, une voix proche et lointaine t’a dit : Te fatigue pas, va ! Que l’esprit emprunte ce carnet que très judicieusement tu appelles pipelet ou n’importe quel autre chemin, il ne répond pas. Pas si bête, l’ancien. Une fois ouvert, ce pipelet n’est pas une boîte de Pandore, un tonneau des Danaïdes, une aubaine pour l’esprit : les carnets de voyage, on y sèche nous aussi. Pour ce qui est des sons des oud, clarinette, bandonéon et derbouka que l’on perçoit, aucune invitation au voyage ne s’offre bénévolement à notre fervente curiosité : nul n’est Aladin ou Ali Baba. Contre toute attente, tu vas devoir échafauder un simulacre, ou alors te transporter à Damas dans les années 60-70 qui, d’après ce qu’on nous a rapporté, était assez fascinant. Au terme d’une semaine des plus inoubliables, tu pourras t’apprêter à quitter la rue Bab Sharqi pour t’embarquer dans l’antique train qui va à Alep. En cours de route tu vas faire une petite halte à Homs où tu prendras un de ces thés qui met tout le monde d’accord. Et une fois à Alep, avant d’aller flâner dans le souk Al-Madina, tu feras le tour de la première question qui te viendra à l’esprit. Tu admireras la lenteur des femmes qui en reviennent chargées d’emplettes. Ensuite, une fois à la citadelle, tu ne sauras plus ce qu’il s’est passé... En fait, tu comptais crocheter par Raqqa où tu avais projeté de choisir la prochaine destination parmi ces trois : Turquie, Irak ou Jordanie, or ne t’étant rendu dans aucun de ces trois pays, tu peux en déduire n’avoir jamais transité à Raqqa. Et cela pose dès maintenant la question de savoir ce que tu as fait à Alep. Si tu ne te rappelles pas en être parti, cela présume-t-il de n’y avoir pas abouti ? Tu t’inquièteras que l’on se mette à ne rien conjecturer de ton récit, nous-mêmes n’ignorons pas de quelle suggestibilité l’esprit peut être le jouet. Ah, Damas !... Que n’y sommes-nous allés ? Aucun doute à l’évocation de Verlinghem ou de Pérenchies : on te croira, mais si tu entreprends de nous parler de ton voyage à Damas ou à Alep, ne t’attends pas à ce que l’on tende l’oreille.

 

 

 

 

 

 

... jours venteux, jours obscurs, jours ténébreux, jours sans jambes pour nous en éloigner. Juste dormir. Pioncer sans fallacieuses guiboles. Arrive un temps où l’on n’a plus besoin que d’un peu de chaleur et que l’on foute la paix à la cul-de-jatterie. Les guiboles, il suffit qu’elles nous permettent de descendre le sentier muletier, ce qui n’ôte rien à l’assistance de l’agrippement aux jeunes arbres qui le bordent, ni, une fois en bas, de marcher à pas comptés jusqu’au gros rocher pour écrire trois mots sur le carnet d’abordage. Jambes, jambes, jambes ! Comme il est inutile d’en appeler à elles qui seraient ïambes s’il fallait cheminer comme le dahu ! Boitiller n’est pas moins vivre mais traîner la patte fait amplement l’affaire. Il se trouve qu’après les mots qui sont les moins divins des attributs, (les dieux n’en ont besoin que s’il leur faut s’adresser aux hommes), les jambes peuvent être des prothèses chinoises fabriquées de toute pièce par les petites mains ouïghoures dans de lugubres ateliers de rééducation, n’en doutons pas ! Nous parlons des jambes qui sont de faon quand elles sont longues comme nous pourrions parler des dents si elles étaient de la mer, des yeux s’ils étaient de Chimène, des reins s’ils étaient d’airain, du cœur s’il était d’artichaut. Derrière cet étalage d’organes, une vaste machination que la prétendue belle nature ne dévoile à aucun moment. À la fin, il ne nous reste qu’à présumer de son enfumage et de tout ce qui se prévaut d’une filiation avec elle : passereaux du décorum sur cerisiers du Japon, nuages plantés dans la poix du quotidien, pacotille partout, justesse nulle part. Il n’y a plus de nature où que ce soit, seulement du béton, du brouillard, du bitume sur du bitume et, sous le bitume, la mémoire des charniers. L’homme aux yeux plus gros que la gidouille est le faire-valoir de sa cruauté, — les fins fonds de ce qu’il se figure univers infini à un jet de pierre de ses latrines.

 

 

 

 

 

 

... jours de sinistrose, nous ne capitulons pas. On dira ce qu’on voudra : du bleu sur du gris n’enlève rien de ce gris dont on teint les pantalons de pyjama. Aucun doute, le seul bleu qui vaille est celui qui sans violence transparaît. Ceux qui l’ont brièvement vu, qui ne se sont pas suffi de croire l’avoir vu, qui, parce que les colombes de midi suspendues aux branches du lilas interposaient leur ombre chinoise, en ont retenu une confidence, sous réserve que confidence soit le bon mot, ceux-là assagiront leur fureur contre celle du tout, jamais perdu de vue, où s’expatrient les pensées rudimentaires.

 

 

 

 

 

 

... tandis qu’ici on expurge le vieux surréalisme de ses positions politiques, à Oradour-sur-Gaza on sanctifie à verse les pieds fangeux d’un messianisme coupé de ponce basaltique. Pour que le temps-monde puisse se targuer de ne pas réveiller la narcose qui sied à sa chimère téléologique, il lui suffit de la symptomatiser du côté de mon microbiote intestinal, de promulguer l’abstinence de tout rapport spatio-temporel ou tout bonnement de me renvoyer la balle en attendant que j’endosse et répète l’antienne qu’il prétend m’avoir remis en mains propres. Seulement mon “angoisse, atroce despotique”, n’est pas mon angoisse, c’est une écœurante odeur de benzine médicinale ou de teinture d’iode que l’air du temps dissémine afin d’en bassiner le citoyen à force de menaçantes alarmes.

 

 

 

 

 

 

... là-bas les inconditionnels, il s’en trouve en assez grand nombre de ce côté-là de la ligne de démarcation, et ici les conditionnels, pas mal non plus. Les inconditionnels se reconnaissent au certain prestige escompté de leur inconditionnalité, à leur verbe aussi, verbe suffisamment haut pour donner l’impression qu’ils sont chez eux ici et que c’est nous qui sommes conviés à leurs agapes. Ah, les mots ! Les mots ont l’incontestable avantage de promouvoir ceux qui ont appris à donner de la voix dès leur plus jeune âge. Ils en sont la fonction. C’est en tout cas ce que devait envisager pour moi ma vieille professeure de chant qui me faisait barytonner alors que je m’étais toujours projeté sur la voix de basse. Il n’a pas fallu longtemps pour se demander qui de nous deux eut raison de l’autre en premier. Du côté des chanteurs de variété, la plasticité vocale relève plus simplement de la respectable quantité de cigarettes qu’il faut quotidiennement fumer pour parvenir à la texture sans que la tessiture y soit pour quelque chose. Malencontreusement, j’avais déjà arrêté de fumer. Du coup il me semble avoir assez raisonnablement conclu qu’il était préférable de m’en tenir là plutôt que d’astreindre les doigts de ma vénérable répétitrice à leur polyarthrite, et à garder considérément pour moi les ressorts discrets de ma magnanimité.

 

 

 

 

 

 

... naguère j’étais entier, me figurer que je ne l’étais pas aurait été argutie. L’entièreté tombait sous le sens : seulement en croire les abeilles affriolantes qui, l’été venu, symptomatisaient le soleil, la tiédeur des venelles et le pastis vespéral. Aucune complétude à être seulement entier. C’est leur bombillement révolu que l’entièreté physique de mon être repassa du côté de cette partie adverse que l’on pousse dans les orties, je veux parler de la chansonnette. La débordante petitesse s’est alors fait retranchante grandeur, la chronologie, prééminente, n’échappe à personne. Mais après ? Après ? La félicité révoltante des albums photos, le subterfuge qui fait déteindre sur soi le dégout que le monde s’emploie à nous inspirer : avant-après, beau hiatus sous la douche, pour le perroquet quotidien. Et le glouglou du siphon qui attend, lui aussi, d’édicter la vraie vérité ! Non, l’allocation du reste n’est pas une sinécure, ni le murmure éprouvé de l’incomplétude qui n’y peut rien. (Grand aboiement de chien pour l’air du temps.)

 

 

 

 

 

 

... le pessimisme est la face éclairée de l’urgence.

 

 

 

 

 

 

... depuis que le monde est monde, il y a toujours eu des doux pénétrés de commisération et d’autres puants le vice et la hargne. C’est comme ça depuis toujours, rien de plus courant, et c’est aussi tout ce que je trouve à écrire pour l’instant. Au regard des vilenies dont les hommes de mauvaise volonté se délectent, écrire des choses comme celles que j’écris quotidiennement est superflu et futile. Je peux même très naïvement m’en accuser comme s’il s’agissait d’une supercherie, d’une mauvaise action ou d’une faute commise sur le dos du genre humain qui a en ce cas la réputation de l’avoir bon, culpabilité et repentir n’affectant en rien son ordinaire, peuvent juste le faire sourire. Cette mortification, beaucoup d’autres l’ont ressenti avant moi. Une façon d’exorciser la folie, alors qu’il serait si simple de faire des traits pour toute écriture, et de mettre ça tels des bâtons dans l’affolement des roues qui tourneboulent ce qu’elles détournent. C’est ce que je fais, à moins que ce soit ce que j’essaie de ne pas arriver à faire puisque ces traits convergent toujours vers des formes de visages qui n’ont rien de mécanismes huilés. Dans ce pays tout s’arrange tellement pour ne ressembler à rien. Métaphysiquement parlant, je trouve davantage d’humilité à dessiner qu’à me payer de mots, mais la métaphysique ne manque pas de limites acérées elles aussi. Les pincettes sont de mise. Le dessin va davantage sans dire et je me garderais bien de convier l’éventuel promeneur égaré par ici à ressentir ce que j’éprouve. Parler sans dire n’est pas parler pour ne rien dire, seulement laisser passer la langue comme la crotte au surplomb de la cuvette. Il peut arriver que parler et dire échangent leur rôle, mais je ne crois pas à une permutabilité préécrite, je crois aux mauvaises volontés nécessitées, la nécessitation transcendante ne tire jamais d’affaire quelque héros que ce soit, la nécessitation a une prédilection pour la délégation de l’IA à ses clones et drones. Le monde comme marchepied du néant est en effet de la plus grande banalité, les gosses de Gaza en sont l’attestation.

 

 

 

 

 

 

... j’ai remarqué un certain nombre de choses ces derniers temps. Remarquer est une activité ordinaire qui néanmoins s’intensifie à mesure que l’on s’y frotte, pour ne pas dire en fonction de l’âge, au contraire de la jeunesse naturellement distraite qui ne remarque que le moins progressivement possible les indispositions du corps, comme si ce verbe faisait contrepoids au verbe pouvoir. Le verbe décroître que tant d’éditorialistes de la chronique mondaine et de politiciens abonnés honnissent est-il seulement l’antonyme de croître ou plus précisément le synonyme de décliner dont l’étymologie ne fait part d’aucun antonyme ? Pensées que je file en m’y emberlificotant parfois, mais j’aime à cause du mot emberlificot qui n’existe pour aucun dictionnaire, celles-ci disponibilisées voire extradisponibilisées par le Christus de Franz Liszt que j’écoute en ce moment, m’inclinent à remarquer que le monde n’a que faire qu’on ne se transforme pas au même rythme que lui, tandis qu’autour ce ne sont que génocides, épidémies, catastrophes en tout genre, amis qui nous quittent soit de longues maladies soit d’accidents subits, et nous dans tout ça qui poursuivons avec médocs homéopathiques et compléments alimentaires dont on finit par ne plus savoir, à la longue, à quelles fins ils nous ont été prescrits. Il est remarquable qu’êtres et choses si indistincts entre eux donnent à ce point l’impression de passer et trépasser avec une telle indifférence. Le vieil Héraclite qui l’avait bien remarqué n’a pas émis d’opinion à ce sujet, opinion dont personne n’aurait d’ailleurs eu l’heur d’avoir cure. De son temps, les choses se fragilisaient-elles comme de nos jours au point de ne plus désirer en changer ? Ne nous impatientons pas, si la vie c’est calancher ou poireauter, ici tout le monde a encore le droit de poireauter !

 

 

 

 

 

 

... tandis qu’achevant de descendre l’escalier du 1er étage j’atteins maintenant les dernières marches avant le rez-de-chaussée, quelque chose comme la conscience très précise d’être là, dans l’escalier, s’empare de moi par un subreptice effet de contraste. C’est clair, incontestable, je suis là et j’y suis moi. Cette chose, je l’emprunte cent fois par jour et par nuit depuis plus de quarante ans, un escalier comme les autres par lequel on passe sans se dire, fût-il un peu sujet au magnétisme à la longue : « Tiens, voilà l’escalier ! », même endroit mêmes heures, suffisant bien qu’il soit l’objet usuel qu’il est par lequel on va et vient sans penser que, lui aussi, il est là. Effet de contraste sur accès de conscience, la toujours flagrante et fulgurante sensation, c’est autre chose : ce qui s’appelle rencontre, soit la conjonction de deux ordres de grandeur dans l’espace et dans le temps. C’est ainsi que je me représente l’acmé de la conscience. Et plus la conscience est vive plus ce rapport est confondant. Quand l’orthoptiste chez qui je me rends chaque semaine me demande de loucher sur le petit point jaune qu’elle approche de mon nez, c’est afin de parvenir à une concordance de l’œil gauche et de l’œil droit, ce faisant de faire la réalité et que cette réalité se confonde avec l’avoir conscience sur lequel elle se pose. Un tel état est d’un accès aussi imprévisible qu’il est rare.

 

 

 

 

 

 

... l’Époque, ce qu’on appelle l’époque, ne rate jamais l’occasion de sédimenter le fourre-tout des lieux communs dont elle revendique la paternité, ou la dépendance, ou la propriété, ou la soumission, ou ce qu’elle veut après tout, époque n’est pas un concept, disons la généricité. Par-delà les similitudes de morphologie qui lui font la silhouette incontournable, il faudrait attendre l’éclairage de leurs enchaînements logiques pour que nous parvienne l’histoire propre et le vrai profil que n’a pas pour but de lui décerner l’os quotidien, comme l’appelait Gaston Criel. Époque est fait pour qu’on n’entende pas ce qu’on n’entend pas, mais ne nous écartons pas du sujet. Parlons plutôt poésie ! La poésie a mis à mal le je avec lequel elle s’est pendant longtemps donnée à lire. Depuis, il y a je et je, chacun commerçant avec l’autre pour des raisons d’emballage et de fluide intelligibilité, mais l’un n’est jamais l’autre : l’un est d’une opacité attachée à sa superfluité comme à la prunelle de ses yeux, l’autre d’une translucidité volontiers encline à la rétrospection extralucide. Toute lecture met en jeu et la littéralité et ce qui transparaît. La littéralité n’est pas le fil conducteur, l’essentiel est ce qui transparaît et non l’huile de coude du rond-de-cuir en horrifique prolétaire. Cul par-dessus tête ou pas, je n’est pas de la plus rigoureuse exactitude, être fonction d’un en-deçà ou d’un au-delà est son autre histoire.

 

 

 

 

 

 

... peut-être la pluie et le beau temps, mais est-ce une raison pour les blâmer du spectre que nous leur attribuons dès qu’ils ont le dos tourné ? Pourquoi faut-il que les choses toujours si avenantes avec leurs falbalas se conforment aux idées que nous nous faisons d’elles ? Faction ici et fiction là-bas ne se renvoient pas la balle, ne jouent pas au ping-pong ! Tout comme il y a je et je, il y a poésie et poésie, celle qui s’écrit en poèmes et celle qui ne s’écrit pas nécessairement en poèmes. C’est l’autre je qui écrit des poèmes, moi je n’en écris pas. Si j’en parle souvent c’est qu’elle m’est une perspective, une confrérie d’écoute jamais dissoute et une lame pour tailler dans le vif de l’incompréhensible. Ah oui, fraction et friction ! Je n’y avais pas songé. Les choses se fractionnent et elles frictionnent. Au guichet de la planification échangiste, elles endossent un champ tantôt accessible tantôt barricadé, elles engagent à tout mais elles ne font rien, c’est nous qui à l’entrée faisons une queue du diable, nous qui, par Sainte-Pénélope, détortillons l’enfer du décor. La forte conscience du provisoire, comme la forte conscience de ce que par-delà toute prestation mondaine j’entends par poésie, incombe à la coupure de la lame sur le tapis vermeil.

 

 

 

 

 

 

... du vent, de la pluie et encore du vent. Voilà qui nous ramène à cette anthologie poétique du Nord en 1983 (Je parle d’un pays de vent...). En poésie le vent est une image, image aussi obligée que la défaite de Noël, qui ne s’applique pas sans raison au Nord pour qui connaît la signification de l’expression « C’est du vent ! », mais là les éléments s’y mettent. Pour un peu, si nous n’avions déjà sur le territoire communal le Château de Villers, abandonné et en ruine, il ne manquerait plus qu’un vieux manoir et un vieux fantôme, mais chut ! une de mes prédilections rappellerait que le vieux fantôme est déjà dans la place en train de parler pour moi. Je n’ai pas besoin de lui, je me défends d’autant moins de parler en mon nom que nul ne sait de quel moi il en va. Nos vieilles chattes, elles, le savent, nos vieilles chattes et l’âme des non-poètes, maintenant que le nombre exponentiel des poètes sachant parler aux poètes justifie ses florissants marchés du poème. C’est pour elles et pour ceux sans voix qui ne savent pas que le vent déborde de son recueil de chevet que je parle. Pays où le vent balaie, lessive, javellise et puis blanchit, la pauvre langue aux abois.

 

 

 

 

 

 

... et voilà, le 25 décembre est terminé. Le 25 décembre c’est le jour clystérique qui sacre le découpage d’une dinde expiatoire afin que la paix condescende à la Terre. Ciel gris et profonde affliction, — seul le pigeon mystique résiste dans le cerisier d’à côté. J’ai cru un instant avoir le choix entre aller me balader du côté de l’implacable réel ou demeurer dans sa transposition domestique, la réalité sapientiale bien chauffée. Je n’ai pas souvenir que l’embarras m’ait saisi. La sapience m’amène à nous demander à quoi je penserais si j’étais homo sapiens, disons il y a cinq mille ans. À l’amour ? Oui, à l’amour que je chanterais : je serais déjà grand pour mon âge. Et si j’étais homme à tout faire à Raimbeaucourt dans les 70’s, aurais-je seulement de quoi payer le trajet pour aller voir Paul Verlaine à Arras ? D’abord, commencer par faire réviser ma vieille 203 avant qu’elle ne rende l’âme, ensuite aller chantonner mes hommages à la gente Élisa, « Élisa cherche-moi des poux, tralalala, etc. ». Si j’étais l’homme du ressentiment dont nous entretint Max Scheler, avouerais-je que je lui suis suffisamment redevable pour qu’on m’accorde le droit de fermer ma gueule ? Et si j’étais l’homme de paille des feux éponymes qui nous en cuisent en place de Grève, requerrais-je qu’on change l’huile en rosé de Monteberg ? Les convictions changent du tout au tout en moins de temps qu’il n’en faut pour faire une génération, aussi n’est-ce pas sans gravité que je nous pose ces questions. Que ferais-je, que penserais-je si je n’étais pas moi ? s’il m’arrivait d’oublier de quel moi je me chauffe ? Notre préexistence confite dans la graisse de chevaux de bois hante les traces prêtées au sable que le sable éponge.

 

~ Que d’hommes ! Que d’hommes !... Celui qui murmurait à l’oreille des chevaux, cet homme c’est Robert Redford ; L’Homme qui aimait les femmes, ce film-là est de François Truffaut ; L’Homme qui plantait des arbres, ici il s’agit d’une nouvelle de Jean Giono ; L’Homme des vallées perdues, film, de George Stevens ; L’Homme au complet gris, film, de Nunnally Johnson ; L’Homme qui tua Liberty Valence, film, de John Ford ; L’Homme invisible, tiens un roman ! il a été écrit par Herbert George Wells ; L’Homme qui voulut être roi, film réalisé par John Huston ; L’Homme à l’imperméable, film, de Julien Duvivier ; L’Homme qui n’a pas d’étoile, film, de King Vidor ; L’Homme aux colts d’or, film, d’Edward Dmytryk ; L’Homme sans qualités, un roman à nouveau, de Robert Musil ; L’Homme au masque de fer, film, de Max Glass ; L’Homme de la plaine, film, d’Anthony Mann ; L’Homme armé, il s’agit d’une messe composée par Johannes Ockeghem ; L’Homme à la caméra, film, de Dziga Vertov ; L’Homme armé, seconde messe que l’on doit à Guillaume Dufay ; L’Homme de Rio, film, de Philippe de Broca ; L’Homme armé, troisième messe composée par Josquin des Prés ; L’Homme qui rétrécit, film, de Jack Arnold ; L’Homme qui rit, retour au roman avec Victor Hugo ; L’Homme invisible, film, de James Whale ; L’Homme à tout faire, film, de John Rich ; L’Homme révolté, essai, d’Albert Camus ; L’Homme tranquille, film, de John Ford, etc...

 

 

 

 

 

 

... est-ce à l’impossibilité de trouver en quelque juste ciel une explication relative à sa présence sur terre que, n’ayant d’autre alternative que de couper court à toute spéculation, l’homme a très vite compris qu’opter pour le pragmatisme le plus strict, le plus offensif et le plus insensé qui soit, le mènerait à ce pays d’élection qui, bien tombé, est justement le sien, — ou de l’oraison irrésolue à la déraison pure. Car la raison déraisonnée, déconstruite par ses résonateurs même n’est réhabilitée, telle le Temple de Salomon, qu’en présence d’une raison supérieure : la raison d’État. À la raison pratique d’Emmanuel donnée comme moralement praticable s’est substitué l’arraisonnement pragmatique, économiquement rentable, d’un Emmanuel d’une moindre trempe, quel qu’investissement qu’il en coûte. C’est cette raison pragmatique dont s’autorise l’absolutisme de la notion de progrès en lieu et place de l’un transcendant au pinacle dudit Temple. Inexorablement, face à elle, à son intelligence artificieuse, le moi qui n’est pas un autre mais l’irréductible détenteur de l’exigence d’un “je suis” dans tous ses états. Je me tais, la nuit accueille un firmament spirituel, j’accorde à l’au-delà d’être au-delà mais ne le convoite pas, qu’il demeure l’au-delà qu’il n’est pas !

 

 

 

 

 

 

... nous revoilà à l’article d’une nouvelle réaffirmation de l’identité calendaire à quoi, par je ne sais quelle puérilité, tant de souscripteurs s’apprêtent à réitérer leur solidarité. Pourtant elle n’affiche aucune nouveauté, la sombre « nouvelle année », son essence c’est l’ancien, le suranné, le besoin de se serrer les uns contre les autres sous couvert d’hiver qui, j’en conviens, n’est pas la moins hostile des saisons. Si au moins elle était le prétexte de résolutions qui s’abstiennent de converger vers la sempiternelle poudre de perlimpinpin, pour ne pas dire d’escampette. Est-ce mon seul cabotinage qui me retient de céder à l’ivre acception des mots auxquels on n’accorde plus le droit de définir et de qualifier les choses qu’en dépit de ce qu’elles sont ? Nous voilà revenus au temps des envoutements, des poisons, des anathèmes, des épidémies, des philtres, des conquêtes impériales et de toutes sortes de superstitions qui justifient et même fomentent le pire où les pouvoirs édifient l’ignominie. Aucune nouvelle année, aucun vœu de nouvelle année, ne dissiperont les calembredaines qui lui font cortège. Ce que j’en dis, pour n’en pas moins persister à souhaiter le “meilleur des mondes” à tous mes amis.

 

 

 

 

 

 

... suspendu au nexus temporel qui tantôt se dilate tantôt se contracte, à ce calepin au saut du lit, au témoin que passent, à la confluence de l’exaspération et de l’imminence, l’hérédité, l’histoire, l’éducation, la langue des hommes de main de la subordination à la langue. Dans ce pays on oublie sur le champ ce qu’on veut dire, on néglige d’être à soi-même son propre voisin vigilant, on nasille avec le nasique, on marmonne avec la marmotte, on s’égosille avec l’ego : on y va franco, la voix est libre. Mais on peut aussi s’enfuir très loin de chez soi, ou s’enfouir au plus profond de l’hibernation comme du temps béni du confinement. On peut ne plus rien capter du tumulte que l’on a fichu dans ses pensées ! Dispositions stupides, n’êtes-vous donc pas des nôtres ? Mais si, nous sommes dans l’assiette, car c’est bien de ce qui est dans l’assiette que meurt l’occis dental. Arrache-lui les dents, tu obtiens l’hyper zombie tout chaud... Déchire-lui l’oneille, la guerre suggérée par l’agenda se dissipe. Fini les bourdonnements, les acouphènes, les missiles sur Kharkiv, les bombardements sur Gaza, et jusqu’à l’envie de se recroqueviller dans une coquille qui ne croque pas les enfants oublieux de ce que leurs journées d’études leur lèguent pour leur bien. Il doit quand même se trouver quelque part quelque chose d’autre à flinguer que ce temps qui se dilapide de l’un à l’autre. Lui qui n’assèche ni ne passe n’est pas une coque, — ni moi son buccin.

 

 

 

 

 

 

... c’est à ce moment-là qu’on se rend compte que s’extraire du pieu alors qu’aucun réveille-matin n’a sonné ne peut que faire appel à un certain courage ; il serait si simple de s’offrir trois heures de sommeil supplémentaires. Notre-Dame de l’Assomption fera le reste avec ses douze coups de midi. Cet antique “coraggio” je ne l’ai qu’en de rares circonstances, ou alors quand il fait soleil, mais avec le chambardement climatique il est devenu vain de compter sur lui. Le soleil, Phœbus pour les intimes, et avec lui sa cohorte d’allégories, ne joue plus le jeu autrement qu’à cache-cache et de loin en loin. À propos de courage, j’en viens à celui auquel il semble d’usage d’avoir renoncé après que tant d’épidémies soient passées par là : celui de se faire la bise. La bise ! Combien de traumatisés des poèmes d’Émile Verhæren a-t-elle abandonné derrière elle ! “Le Vent”, tiens ! il y avait du visionnaire chez Verhæren, mais je crois bien qu’on ne le lit plus guère, les chantres de la contemporanéité avec leur aura en plexiglas ont mis leur cul là où il mettait sa langue bien trempée. Plutôt que de t’extraire hors du lit, songe que tu as toute latitude pour t’extraire au plus profond du lit, là où bien souvent l’aventure commence.

 

 

 

 

 

 

... existence, bouts d’existence tant bien que mal mis bout à bout de façon chronologique. D’abord penser à bien se couvrir. Ne pas attendre la panne pour se rendre compte que la nuit tombe vite. Si, si, sur cette sale route on peut écrire en dépit des cahots de la voiture ! Ce ne sont pas les clarines dont tu vas entendre le tintement, les clarines ont été remises aux pages de Lagarde et Michard, le cliquetis que tu commences à percevoir c’est celui des médailles de ceux, infanticidaires, qui ont décrété que les turbines de la fabrique du consensus ne doivent plus s’arrêter. Parfois on se lève le cœur content et on se dit « allons-y », parfois au contraire prétexté par le temps qui paraît y convier, malgré le vent, malgré la pluie, on s’extirpe à contrecœur. C’est pourquoi il n’est jamais mauvais de se lever du pied gauche, ce que j’ai fait, je l’ai bien senti. Ce n’est pas tous les jours que l’occasion de se lever du pied gauche se présente, c’est une coudée franche vivement recommandée pour galvaniser sa plume. Aucun ciel ne fait montre de quelque turbulence qui retienne de s’en passer ! L’existence ce sont des bouts de phrases dont use la caboche sans regarder à la dépense, des salades, un chaos de virages qu’il convient d’ajouter aux cahots et de défalquer de l’insouciance qui n’est jamais philosophique... J’aurais tant de raisons de m’en remettre à la lucidité et à l’ivresse qui, tels les agapornis, sont inséparables, seulement voilà : qui s’embarrasserait de deux pipelettes quand les jugements de cour instaurent le chaos des armes ? Après-guerre, serons-nous même, brièvement, chargés d’ajouter l’immarcescible Mémorial au peu d’humanité ?

 

 

 

 

 

 

... il est une expression que je croyais locale et désuète mais dont je m’aperçois qu’elle fait partie des locutions en usage : faire les poussières. Une expression que je croyais avoir seulement entendue dans ma petite enfance, ma mère l’employant, à quoi mon père préférait poufrinque, du fait qu’il était chauffeur de chaudières. Temps des “Mea culpa, mea maxima culpa” et autre “très grand regret de vous avoir offensé parce que vous êtes infiniment bon et que le péché vous déplaît. ...prends la ferme résolution, avec le secours de votre sainte grâce, de ne plus vous offenser et de faire pénitence”. Temps des précieux bons points et des dessins sur mon cahier de catéchisme. Si j’aimais bien le catéchisme c’est, je suis tenté d’en jurer, parce que j’aimais bien n’être pas grand mais entouré de Dix commandements avec Charlton Eston et Yul Brynner, Jésus marchant sur l’eau et multipliant les pains, et jusqu’à Ponce Pilate dans le rôle de Ponce Pilate qui lui aussi pérennisait le fonds de l’air du temps. Dans ces conditions, contigu avec Peter Pan, le Grand Ferret ou Bertrand Du Guesclin et débrouillé avec l’effacement naturel, il est très vraisemblable que le jugement dernier ne m’a pas été source de crainte suffisante pour persister en religion. Étiolée, décharnée comment la pauvre aurait-elle pu continuer à faire accroire que son crédo imprègnerait encore ? À moins que via le continuum Jésus-Vercingétorix, Vierge Marie-Pucelle d’Orléans, etc., elle s’attendît à se séculariser dans l’école primaire qui faisait le reste et qu’à ce titre j’ai tendrement aimée elle aussi. Ensuite, des poussières j’ai éludé Les Mouches de Sartre mais non La Nausée que dans sa prévenance l’abbé Leroux avait bien recommandé de ne pas lire. La poussière de mon bureau n’est pas l’intruse venue du dehors mais l’attestation générique de la cosmologie du dedans dont la collusion avec cheveux et poils de chats agglutinés aux pieds de ma vieille chaise confirme la disjonction des ressentant et ressenti.

 

 

 

 

 

 

... la mémoire, comme l’arthrose ou la prostate, est l’application d’un principe d’engorgement. C’est elle qui occupe toute nuit sans sommeil jusqu’à faire désespérer des renversements de vapeur du positif en négatif, du bien en mal, de l’équilibre en déséquilibre, de la santé en maladie, etc., les exemples, nombreux, nous laissent pantois : pourquoi ? Était-ce fatal ? Était-ce réversible ? Sinon qu’ai-je fait ou que n’ai-je pas fait pour qu’il en soit ainsi ? Décidément non, il n’y a pas de mémoire à quoi, en quelque endroit d’exception, incombe un devoir réparateur : la mémoire est une fonction disposée au recommencement, à l’addiction, non un gage d’humanité. Et si jamais elle en fut un, son histoire rapporte bien assez son achèvement. Quand l’être humain parvient au sentiment d’une plénitude du bonheur qu’il sait brève, c’est par le truchement de sa dégradation. Biodégradable, l’être n’est pas voué à mourir, si tel était le cas il n’aurait qu’à s’endormir. Avant cela, il est voué à se détériorer, à assister au spectacle de sa déchéance ainsi que l’a déterminé cette protéine spécifique produite par on ne sait quelle maléfique disposition du corps et de l’esprit à se souvenir. Nul besoin de croire à la magie pour s’en assurer, et cela devrait suffire à valider la thèse de la magie ignorée par ses ignorants même : le corps, la vie du corps, à quoi est suspendue leur énigmatique hantise, est un accident strictement intentionnel.

 

 

 

 

 

 

... je suis le rustre. La quintessence, la symbolisation, — la métaphore —, la lecture même, ne me croisent pas dans la gargote funèbre. Non qu’il n’y ait rien à entendre et à dire : il y a trop, je répète : trop, et si trop ce n’est pas beaucoup c’est parce que rien ne suffit plus. Du côté de la comprenure on préconise l’overdose, c’est pourquoi je ne m’exprime plus : bouche qui ne veut plus parler, je devrais plutôt dire bouche du monde, l’intelligence n’étant que collective c’est en effet par elle que je parle bouche cousue. Attelé aux guerres qu’il s’inflige, le monde a perdu le temps de baguenauder avec nos futilités apéritives, a perdu de sa majuscule : toi et moi, qui ne nous écrivons plus de lettres, on s’en est bien laissé déposséder ! Et si l’on se dit qu’on n’a rien à dire, cela répond-il au fait qu’on n’a rien à se dire, au fait qu’on ne sait plus qui de on ou de on a commencé ? Notre chandelle est morte, il a suffi qu’elle dise : « Tu vas parler, oui ? » pour nous inhiber la langue, nous en sommes les défunts. L’état de carence est tel que les bêtes commencent à prendre d’importantes dispositions, chez elles nul besoin de parloter. Moi qui me souviens n’avoir pas désespéré des prodigalités de mes bonnes étoiles, je n’ai pas non plus besoin de ça, je suis le genre de bête qui, ayant suffisamment ressenti avec un tourment éviscéré de Palestinien, d’Ouïghour, d’Ukrainien, attends qu’il ne soit pas trop tard : une bête, oui. Du côté du bouquet, les martyrs d’hier privatisent le tortionnariat public, les soucis ne côtoient plus à foison la fleur bleue de Trenet susceptible de les changer en gnomes porte-bonheurs. Une bête qui hait tes forts en armes, monde candide dont la lésine est incommensurable et que je hais d’une haine non intentionnelle. De la tour d’ivoirine faite avec la désolation des papillotes, je vois bien que l’ellébore de la rue du Dragon n’est pas la frangine de la mandragore, ni les soucis, cueillis dans le plus impalpable des tréfonds, des bleuets : ce sont les préoccupatûres qui nous courent sur le haricot au gré d’un fil conducteur dont le coup de Jarnac devra parapher le terme. Je-on scrute au thermomètre !

 

 

 

 

 

 

... on tend à la pelote, on se recroqueville, on se rétracte, on se contracte, on se compacte, on s’empaquette, on réduit la fraction comme on réduirait une fracture, on ne se dit pas que c’est trop con tout ça ! on ne se demande pas pourquoi les 20° qu’affiche le thermomètre de notre bureau pourtant hermétiquement clos, nous glacent les pieds, les mains et jusqu’aux neurones alors que les 20° habituels sont si douillets. Subjective, la différence entre réel et ressenti que fait le thermomètre de notre bureau ? Parlons-en. Le ressenti c’est du réel au même titre que le réel n’est assurément pas le tout du réel. On se demande alors si le bout de la rue coïncide avec la fin de la rue, on se demande si ça ne dépend pas de quelque chose d’inadvertant, on se demande si le bout de la vie se confond avec la fin de la vie, ce qui, au hasard, pourrait n’être pas sans rappeler quelques sketchs de Fernand Raynaud ou de Raymond Devos. Intimement, on croit savoir que non, qu’il arrive qu’un cadavre exfiltré de l’au-delà erre dans les couloirs de la morgue cherchant la sortie, on présuppose une part d’impondérable derrière tout cela, on se demande à juste titre, — avec raison —, s’il est vraisemblable que le bout du poème n’a rien à voir avec la fin du poème, on se met en boule comme le tatou en tapinois, on se fait ses nuits blanches comme on se couche, on se pelotonne.

 

 

 

 

 

 

... à l’instar de l’exercice d’écriture appelé rédaction, l’exercice d’existence est une poire qui se coupe en trois : introduction, développement, conclusion. De toute façon l’existence est une rédaction ! Elle commence par l’étroite porte introductive que tu ouvres pour engager le vif du sujet. S’y font jour le ton et la couleur du Levant qui vont estampiller et même déterminer la suite des événements. Cette suite est déjà là, en gésine, comme dans l’ouverture de la Cinquième Symphonie de Ludwig, ta-ra-tata, tur-lu-tutu !... Piaffante autant que destinée aux semelles du vent, cette partie inaugurale, la moins longue des trois mais non la moins cruciale, va-t-elle nous tisser sa toile, ruer dans les brancards ou tirer des plans sur la comète ? Que dalle, l’enthousiasme est insécable ! Qu’on la dise ouverture, prologue ou préambule, même en cas de fatale interruption, sa concision gardera une chance de supplanter l’indécrottabilitante propension des baby-boomers à survivre. Le métier que promulgue la seconde étape, celle du développement empirique et méthodique, est confié au chantournage de l’impatience ! Il consiste en l’élaboration d’un percept rapporté des marges, dérogations et autres transgressions, afin d’asseoir le sens sur son séant, voire, (l’homonymie s’y prête), sur son céans : sur son ici. Cette période dite de la maturité, eu égard à la prébende que lui procure son patrimoine, est, à nos pieds, un fleuve long et tranquille, canalisé, alors que là-bas, enclin aux crues, il est impétueux. L’histoire des grands cours d’eau reste à écrire. La troisième séquence et moi nous dévisageons, maintenant que j’y campe avec une appréciation rétrospective qui, je l’espère, ne m’attarde pas trop. Il n’est pourtant pas si facile de ne pas penser à ceux qui ont quitté la table, d’abord parce qu’ils ont été les artisans de l’amitié — notre amitié —, ensuite parce qu’ils sont l’eau dans laquelle, si je me penche, mon visage m’apparaît au milieu d’eux. Oui, lui c’est bien moi, au milieu d’eux. Leur trépas est prémonitoirement celui auquel je me fais. Cette troisième séquence qu’on appelle le final, est celle du retard sur la vie. La vie... Certains y ont été en avance, d’autres n’ont pas été ponctuels à leurs rencards, le samedi devant le Furet. Quelle histoire et même, si on avait le goût de l’autobiographie, quel arrière-goût de Couchant ! Mais nous ne remettrons pas le litige sur le tapis, au rancart les bavards !

 

 

 

 

 

 

... que la lumière soit... une autre, aucune langue n’a jamais dit le contraire. De parler à penser, la dichotomie est certes un abîme, mais un simple abîme à usage domestique, (il ne tient qu’à moi d’y choir ou pas). L’abîme qui appose gambader à gamberger, j’en puis ballades sur balades : cent nuances d’obscure lumière qui tournent en rond à longueur de cent pas, l’un à l’endroit le suivant à l’envi, l’envers n’y étant pas un démenti, seulement le boomerang que la pensée fourbit pour se dépasser.

 

 

 

 

 

 

... mon identité doit tenir à la faculté de transformer le « qui êtes-vous ? », que vous me posez, en « qui suis-je ? », mais pour l’instant je ne comprends que la langue de cette question. Je suis celui qui, à ce stade, en comprend la langue, c’est la langue française, mais non son sens, à plus forte raison la réponse qu’elle appelle. Seulement la langue... Quant à ce visage dans le miroir que vous me mettez devant le nez, et dont vous demandez « qui il est » ou à « qui il est ? », ni je ne le connais ni je ne le reconnais : je ne sais pas. Selon vous ce serait le mien... Le mien, celui que je touche et que je (me) vois toucher dans ce que vous appelez miroir... Non, il ne me dit rien, je ne puis jurer l’avoir déjà vu. À ce stade, je ne sais pas qui est celui que vous me dites être moi. Et vous, êtes-vous moi ? Sinon, qui êtes-vous ? Vraiment, je ne sais pas qui je dois être et pas davantage ce que je fais devant vous dans cette pièce. Dites-moi pourquoi je suis dans cette pièce et ce que je suis censé y faire, hormis entendre d’infiniment loin les questions que vous me posez. Où suis-je et qu’est-ce que je fabrique ici ? Étais-je ailleurs avant d’être planté devant vous ? Qu’était pour moi cet ailleurs ? Pourquoi l’ai-je quitté ? Je ne suis jamais venu dans cette pièce, je ne sais pas ce que j’y fais, je ne sais pas qui vous êtes, on ne se connaît pas, je ne comprends pas les questions que vous me posez, ni non plus leur but. Qu’ai-je fait ? C’est quoi faire quelque chose ? Ça consiste en quoi ? À ce stade, je puis m’accuser de tout ce que vous voulez m’entendre vous dire. Vous tenez à ce que je m’accuse d’être moi ? Si vous y tenez tant que ça, que je sois moi et n’en parlons plus.

 

 

 

 

 

 

... comment je vais ? Je vais la taciturnité heureuse. Ma peau, je m’y sens comme tout un chacun à sa façon dans la sienne, et peut-être plus précisément comme ceux qui s’écoutent de plein fouet. Je n’aurai pas l’outrecuidance de prétendre que c’est un art, mais c’est une occupation qui se cultive et que je me sens capable de laisser mijoter sans modération. S’il faut y aller, allons-y ! Il y avait une chanson d’Henri Salvador qui, en substance, le préconisait. Allons-y l’alarme à l’œil, c’est gratos, dans nos pompes et même, pour la discrétion, à côté de nos pompes, mais gaiement. C’est-à-dire au gré des variations inhérentes à la qualité d’être, car si l’être est l’application d’un principe de raréfaction, il est aussi la somme de ses variations. J’entrevois le moment où je ne me sentirai plus de baragouiner avec/sur ce pipelet, je refluerai alors sur mon xiao qui, s’il n’est pas le hocchiku du Watazumido n’en est pas moins un parfait outil du son, et l’extension de mes poumon et ventre : mon zenki. Mon xiao me confie qu’avant qu’il n’y ait plus rien, il y a le peu, le très peu. Et le peu, base arrière de l’être vivant d’abord de lui-même, a un son. Je te propose ça comme on se surprend d’émettre entre amis des idées qui ne nous étaient jamais venues à l’esprit. Nous sommes entre nous, un peu romantiques sans doute, nos verres sont d’un vin incontestable, l’inimaginable parle pour nous, avec nos voix.

 

 

 

 

 

 

... on ne parle plus assez. Parler c’est s’inscrire dans un mouvement, je le savais. C’est moi qui me suis effacé. Je t’écoute. Derrière ce que tu dis, le déluge domine. À travers lui je tâche de comprendre, particulièrement en ce moment où je ne laisse rien passer de ce dont tu témoignes. Cela m’intéresse d’autant plus que j’ai cessé d’y entendre grand-chose. Outre la piteuse habitude de me récuser sous couvert d’une surdité magnanime, une partie non négligeable de la génération des septuagénaires s’est fait la carapace au fil des dénivelés, fragile et déchirable pour les uns, dos rond, horrifique blindage pour les autres... Quelle radiographie de l’idéologie française faudrait-il faire pour que transparaisse un peu de névralgique intelligence de ce qui en vain ressortit ? Je ne saurais dire si, après avoir contribué à l’occultation de la puissance de sa progéniture, ma génération a insensiblement perdu sa langue d’olivier. Improbable ? Ou vraisemblable ? Difficile de l’entendre de cette oreille ? Ou difficile de se l’expliquer ? Je te souhaite de ne pas attendre ! Tu n’auras pas tort, c’est moi qui aurai attendu tandis que le train entré en gare repartait sans m’embarquer. Quand je pense à tout ce qui nous a érodés, nous les comateux des trente spécieuses, ce n’étaient pas les bagnes industriels ou les artificieuses propagandes, quoique leur holster ne fût jamais bien loin, plutôt le bon usage de l’indéfectible sujétion.

 

 

 

 

 

 

... les uns d’un côté, coriaces entre tous, solides comme des chênes. Où qu’ils aillent, quoi qu’ils fassent, ils ne se perdent jamais, on les retrouve toujours, — ils sont immanquables. Pour eux, légataires du Tour du monde en quatre-vingt jours, rien n’est trop loin, ils sont là en un sens quasi heideggerien du mot là, da en allemand : sie sind immer noch da. Ils ont gravi les sommets inaccessibles en sautillant, traversé à cloche-pied les déserts torrides, parcouru sur les genoux les forêts tropicales inhospitalières, déambulé les mains dans les poches dans des zones de non-droit, cheminé en rampant dans les pires théâtres d’opérations, mais jamais autrement qu’en toute discrétion ; rien n’en est ressorti qui ait enfreint le droit à l’image : invariablement ils reviennent de loin frais et dispos comme si c’était à côté de chez eux. Rien à voir avec, de l’autre côté, Horace le greffier de l’alacrité érémitique, puisque lui-aussi est encore de la partie. On peut suivre de long en large ce qu’il laisse sur sa page Facebook et dans les écrits qu’il y commet, l’interpeler par l’un de ses trente-six sobriquets, mais pour la volubilité, tintin ! L’Horace est comme le mirage du désert, ni on ne le trouve ni on ne le retrouve autrement que flou, trouble, vaporeux, aucune des traces dont fait figure ce qu’il écrit ne mène à la présomption d’une convergence, à un point de chute. Le seul point de chute qui dise ce qu’il veut dire sans en rien divulguer, il y vaque comme un polisson dans la friteuse de vivre, il le garde jalousement.

 

 

 

 

 

 

... ou, via ce qu’une certaine dansité laissera librement entendre, le tombeau de mézigue avec pour exergue « j’y suis j’y reste ». C’est ici où je vis, de cela dont je vis. Au fond du reflet du puits, notre reliquat d’âme, la vérité orpheline sombre et sublime a clarinetté hier 11 novembre 2023, la perte de son bon do en manifestant avec le Rassemblement nasional, tandis que, tout contre, le judaïsme d’État exploite les extrémités de sa vraie nature. C’est que les juifs ne sont plus les mêmes et ceux d’Israël pas davantage juifs que le nord total n’a gardé le nord. La vérité du nord qui de la même façon se mirait dans l’universalisme se tient aux dernières ficelles ombilicales de l’obsolescence planifiée : SUV électriques, smartphones assignés au pornographisme de masse et croyance hystérique en un achèvement pris pour un avènement. Du haut de leur candeur, les vieilles lunes nous observent en pouffant !

 

 

 

 

 

 

... après qu’avec le charbon la chaleur domestique nous soit venue du bassin minier du Pas-de-Calais et du Nord, c’est à nouveau de là qu’avec ces interminables semaines d’inondations, une lumière éteinte a fait son apparition. Pas la grande nuit noire du rattachement à Bruxelles durant la seconde guerre mondiale, non, mais non sans un curieux écho. Pourtant nous nous souvenons du temps où il y avait, d’un seul tenant, une équivalence entre lumière et réalité, la lumière faisait la réalité et la réalité faisait lumière de tout bois en prêtant son évidence au mot lumière : solaire là-bas, électrique ici. Nous avons connu ce temps-là où l’on pouvait dire à tout moment « il fait clair ». Pourtant, ce n’est pas projeter un déluge à venir que de dire que cela ne dura pas. Par souci d’économie énergétique, nos villes ont éteint leurs lampadaires et sont devenues aussi obscures la nuit qu’il est possible à la nuit d’être obscure dans la plus reculée des campagnes. Comme par une convergence de malédictions, pluies diluviennes, tempêtes extrêmes et, non loin, massacres nouveaux, succédant à d’autres malédictions, la réalité reflue vers ses ténèbres natives ; désormais on ne s’éclaire plus dans l’obscurité on apprend à s’éclairer avec l’obscurité, on comprend ce qu’est de voir qu’on ne voit pas et que ce qui cèle révèle. Un irréversible chaos vrille les habitudes, entame les pensées, et l’on s’apprend à désapprendre.

 

 

 

 

 

 

... nouvelle page de mon pipelet, j’y écris : nouvelle page de mon pipelet. À chaque jour nouveau sa nouvelle page, disons ça comme ça, pour la forme. Par la baie vitrée, un trou de ciel bleu lumineux, mais le gris plus intense ne se laissera pas déposséder. Que faire ? Quand le ciel n’est pas de la partie, attendre ; outre qu’il ne doit pas faire chaud dehors. Du côté de l’inspiration, puisque je suis encore tributaire de cette relique, ce n’est pas le summum non plus, et comme je ne tiens pas à faire état de choses qui dérogent à l’idée confiée à ce pipelet, idée inconfidentielle s’il en est, je me contente du peu, avec le vieil idéal. Celui-là on ne l’évoque plus guère. Que lui a-t-on substitué ? Des enjeux ? Les enjeux manquent d’autant moins qu’aujourd’hui, qu’ils soient économiques, socio-culturels, politiques, etc., ils trônent sur les discours de prima necessitas. Pas d’économie de quelque ordre que ce soit sans un enjeu primal à la clef. Oui, mais ce temps qu’il fait ?... Littérairement parlant, le temps est un élément constitutif de la toile de fond, et quel roman se passerait d’un mois de pluies décisives au point d’inonder la moitié d’un pays ? Faisant suite à une épidémie de trois ans vous tiendriez là un décor suffisamment campé pour tenir la dragée haute à tout prétendant au rôle de héros. La pluie et le temps, beau mais surtout mauvais, démentent que la littérature soit une fabrique d’artifices. Tartine, la chatte, est venue me rejoindre, elle me regarde fixement. Une requête ? Je la hisse sur la chaise sur le barreau de laquelle j’ai les pieds posés. Elle s’en contente, tandis que de son côté Picchu descend de la sienne. Dan est à l’écriture de son journal intime. Pour fond musical Badeh toei, versions de studio et de concert, par Hossein Alizadeh et l’Ensemble Hamavayan. Le ciel a maintenant repris de son obscurité journalière : temps maussade pour morne plaine, tel est mon pays depuis que nous ne nous y promenons plus. Également mon esprit. Du temps où l’idéal prévalait (failli écrire se prélassait) j’aurais dit « également mon âme ». Ceci en toute anecdoticité, pour l’artifice.

 

 

 

 

 

 

... le train n’était pas parti de... Marchiennes, c’est le nom qui me revient mais je ne jurerais pas que c’était Marchiennes, qu’aussitôt une bourrasque se mit à battre violemment les vitres. À l’intérieur du compartiment dans lequel je prenais place se trouvait déjà une femme très belle et surtout outrageusement vêtue. Nous n’y fûmes que deux. C’est rassurant d’être au sec et au chaud quand dehors le temps est à la tempête, jouissif même. Quelle félicité que de se sentir en sécurité ! Ma jolie voisine aussi devait se sentir à l’aise car elle ne tarda pas à s’endormir. Le temps des compartiments avait quelque chose d’aristocratique que le TGV a sacrifié au bénéfice d’une grégarité pratique qui, nous conformant à une rigoureuse standardisation de la position assise, a banni jusqu’à la banquette en bois du train que je prenais à Saint-Omer pour venir à Lille. Aristocratique et présentement tout à fait charmant : violence au-dehors, quiétude délicatement parfumée au-dedans. Pourtant, insidieusement un bruit de détonation auquel je n’avais pas prêté attention s’immisça distinctement dans le voyage, devenant à mesure de plus en plus fréquent et de plus en plus fort quoique sans incidence aucune sur le sommeil profond de ma covoyageuse. Ni davantage le premier arrêt en gare de... avec cette pluie impossible de lire son nom. Un doute alors me prit, allais-je dans la bonne direction ? À Marchiennes, ne m’étais-je pas trompé de quai ? Dès que nous fûmes partis, quelqu’un tira la sonnette d’alarme, ce qui, n’occasionnant ni réaction, ni intervention de la part des agents de sûreté ferroviaire, ne manqua pas de commencer à m’inquiéter. Si ma compagne de voyage se réveilla bien à un moment donné, elle se rendormit aussitôt. Le train roulait maintenant plus vite, ce qui en d’autres circonstances n’eût pas été alarmant, — un train ça roule souvent à vive allure — toutefois, avec la pluie qu’il faisait et avec ces détonations de plus en plus fortes et de plus en plus proches, l’inquiétude s’était invitée. Quand nous arrivâmes dans la gare suivante qu’avec la pluie diluvienne je ne pus davantage identifier, ma covoyageuse se réveilla et, après s’être voluptueusement étirée, prit son sac et gagna le couloir. Le train reparti sous un tonnerre de détonations toutes proches, elle ne réapparut pas. Ces détonations se combinaient maintenant rythmiquement avec le bruit ferroviaire, mais également avec l’ouragan redoublant de violence et avec la sonnette qui n’en finissait pas d’alarmer. N’ayant plus de compagnie je me sentis tout à coup seul et fort inquiet, l’effroi de n’être pas dans la bonne direction s’ajoutant au cauchemar. Tétanisé, j’ajoutais à la perte de mes moyens, l’impossibilité de crier. « Roule, roule, train du malheur, dans la plaine assombrie, roule à toute vapeur », je n’avais pas peur, j’étais la peur, comme dit la langue anglaise. Quand enfin le train arriva à destination, je ne m’extirpai pas d’un mauvais rêve. La gare dans laquelle je posai le pied et que je ne reconnaissais pas combinait un abandon désastreux et un terrifiant tintamarre. « Mais où sommes-nous donc ? » m’écriai-je enfin, désespéré et tremblant comme cette feuille à laquelle il ne m’était jamais arrivé de m’accrocher pour ne pas divaguer.

 

 

 

 

 

 

...  au bout d’un moment, il n’y eut plus ni ouragan, ni fracas, ni gare abandonnée dans la nuit noire, plus rien qu’un grand ciel vide et l’ardent contentement de me rendre compte que j’étais sacrément vivant. Combien de temps dura cette absence ? Je ne sais. « Il suffisait d’y croire ! », aurait dit ma mère. Si d’un côté je ne me souviens pas d’avoir jamais espéré, d’un autre côté j’ai le net sentiment que la force de vie puise confusément dans une forme primitive de croyance à la limite de l’autosuggestion. Chemin de crête, entre-deux... Ce qui distingue les êtres humains des êtres vivants en général, c’est leur capacité de symboliser, d’user de rites, de tenir des cérémonies, de se servir de grigris magiques et de toutes sortes d’encensoirs : de tout ce que la parole laisse dépasser de plus grand qu’elle. Cette parole, aussi empreinte de minéralité qu’elle nous paraisse, est cassable : de la porcelaine. Si elle gît en morceaux sur le sol, le ciel la recouvre aussitôt d’un suaire noir. Se payer de mots quand l’habit est de deuil, l’éther sombre, la messe dite, n’engagerait la parole qu’à rendre ses crocs de lait à la langue abyssale. Ce que j’en dis ici, sans oublier mon paradoxal « oublie-toi, toi-même », à moins que ce ne soit pour guérir le mal par le mal, est-il à la croisée d’un de mes perpétuels monologues et d’une possible suite à mon historiette d’hier ? Toute suite me tente...

 

 

 

 

 

 

... suite. Fasse que la suite dans les idées soit ! Que la suite des événements propitiatoires, d’où qu’ils la conglomèrent, soit ! Que le monde, quand il est habitable, le soit autrement qu’à cheval entre marche arrière et fuite en avant ! Fasse que l’être, s’il est recevable, soit ! Et que le recueil bouclé, il n’en ressorte pas un puzzle insoluble pour l’entendement !... C’est ainsi que je comptais compenser l’idée qui ne venait toujours pas, tandis que je m’éloignais de cette gare dont je n’avais pu percer l’anonymité (une comme celle de Godewaersvelde n’eût pas été loin de faire l’affaire). Ah, l’idée ! L’idée qui fait défaut à l’élève qui va devoir rendre sa copie à la fin de l’heure. Il lui balancerait volontiers un niet tonitruant, un niet stupide qui résolument ne voudrait rien dire, sans rapport, sans illusions, et qui, à la grâce de Dieu, constituerait une mise pour un ultime point de départ. Si j’étais cet élève qui n’a rien à dire, je perdrais d’autant moins de vue la gare de Godewaersvelde qu’elle a opportunément été réaffectée en école il y a trente-cinq ans. Engouffrons-nous dans l’auspice, je suis à l’école Jacques Prévert à Godewaersvelde, aimablement le maître m’affecte à la place qui reste au fond de la classe, celle justement que j’aurais choisie. L’énoncé du devoir que nous avons à rendre consiste à localiser Godewaersvelde au milieu des quatre points cardinaux, successivement : Ouest, Nord, Est et Sud. Considérons le premier point. Pour se rendre à Cassel, il vous faut s’engager rue de Steenvoorde, la D18, qui quand elle parvient à la D948 nécessite de tourner à bâbord jusque Steenvoorde que l’on traverse soucieux de garder le cap, carrément à l’Ouest. Au bout d’un petit 9 km et après avoir traversé la Route de Lille, la D915, on entre par l’avenue Albert Mahieu, la D933 : Cassel c’est là. Au nord, second point, on a Watou, gros bourg de la Flandre occidentale, en Belgique, rattaché à Poperinge et célèbre pour ses brasseries Sint Bernardus et Van Eecke. Watou est à un petit 9 km par la Steenvoordestraat, Poperinge à un petit 9 km de Watou par la Douvieweg et, après Sint-Jan-ter-Biezen, la Watouseweg. Poperinge est d’ailleurs à une bonne douzaine de km de Godewaersvelde via Boeschepe dont je reparle dès que je passe à l’Est. Et justement nous y voilà. À l’Est, Kemmel, en Belgique, implique de passer par la charmante commune de Boeschepe, en France. Pour se rendre de Godewaersvelde à Boeschepe, il faut compter 4,5 km, soit par la rue de Boeschepe qui à un moment donné devient rue de Godewaersvelde, soit par la rue de l’Abbaye qui après le Mont des Cats devient rue du Mont des Cats, puis au croisement du Peenacker chemin du Mont des Cats, ensuite rue du Sacré-Cœur, et enfin rue de Bailleul. Kemmel est à 16 km de Godewaersvelde et à une bonne douzaine de km de Boeschepe. De l’un à l’autre et au fil des routes qui passent par les franco-belge Mont Noir, Rodeberg (Mont rouge), Monteberg et Kemmelberg, on est tantôt en France, tantôt en Belgique. Pour ce qui incombe au Sud on va à Strazeele, Strazele en néerlandais, à une dizaine de km en passant d’abord par Flêtre à un bon 5 km, via la rue d’Eecke ou D69 qui devient à un moment donné rue de Godewaersvelde. Ensuite Strazeele proprement dit, par la route de Strazeele qui ne prend pas le nom de route de Flêtre à mesure qu’on s’en approche, il y a encore un bon 4 km. Je n’ai pas parlé de Bailleul, Belle en flamand et en néerlandais ; pour s’y rendre il vaut mieux transiter par Méteren, à 8 km, que par Flêtre. Par cette route de Méteren qui à Bailleul devient rue de Cassel, il reste 4 km. Il va sans dire que Godewaersvelde n’est une plaque tournante que dans le cas du devoir que nous a donné Monsieur, je ne sais pas si ce devoir est de français, de géographie ou de calcul. Autrement on peut passer au large, par exemple se rendre de Cassel à Kemmel par Steenvoorde (entre une bonne trentaine de km et une petite quarantaine selon l’itinéraire), ou de Boeschepe à Strazeele par Berthen et Méteren (une quinzaine de km). En fin de compte, j’ai trouvé que nul n’est tenu de tourner en rond, ce qui n’est une évidence qu’aux yeux de ceux qui savent tout.

 

 

 

 

 

 

... aussi, se souviendra-t-on que nos écrits de bric et de broc faillirent être, eu égard à leur scabreux aplomb, de satanés taratatas ? À condition, bien sûr, que nous les eussions dégainés. Fadaises qui n’avaient d’à-pic que l’eau à la bouche... Ces taratatas devaient faire commerce de mouron à moudre avec le phénix ressuscité afin qu’il nous révélât le but de notre quête. Têtes dans les épaules, queues entre les jambes, la multiplicité des hypothèses nous enfonça beaucoup. Ce n’est pas que nous n’ayons pas eu d’autre alternative, d’ailleurs on s’enfonce toujours, on s’immerge, on est dedans comme le gros Patatras dans le rata. Considérant cela et que le bout du rouleau est inoubliable, on continue de s’écrier « Stoppez les machines ! Stoppez les machines ! », oui, c’est bien cela ! Mais les machines font un tel ramdam que nul ne conçoit qu’on ne s’écrit bien que dans l’encre sympathique du désespoir de cause, façon d’être comme chez soi dans la nuit terrassée.

 

 

 

 

 

 

... il fut un temps où, comme tous les oiseaux, les poules avaient des dents. A priori rien à voir avec la célébration gracieuse de la gueule de bois par définition remise au lendemain. Il fut un temps se perd dans une nuit grisée d’ouï-dire, temps dont je ne me tuerai pas à rabâcher les ratiocinations, appelons-les comme ça, la pesanteur des miennes me suffisant amplement. L’image d’Épinal occupée à ses ragots bien fagotés, on chercherait vainement à lui tirer les vers du nez, même le sérum de vérité ne s’y est pas risqué. Il arrive qu’on se demande ce qu’on a pu faire en ce temps-là, à part apprendre à réassembler les débris de table pour toute chiromancie. Je me souviens que l’on aimait les livres qui nous apprenaient à lire. Cela paraissait facile, ne nécessitait pas d’envisager que le mentir vrai pût devenir la coquette couquebaque dont le cœur abuserait par grands soirs de disette. La suite est connue, la convergence des overdoses, l’humanité qui en a pris de la graine à mesure que l’humanisme a fondu, la cyberschize, etc. Alors tant pis, tant mieux, ma zone des tempêtes est faite, la guinguette a fermé ce volet !

 

 

 

 

 

 

... à quand remonte le dernier ciel bleu auquel il nous a été donné d’assister ? N’est-ce pas à cet état de propreté jamais atteint du monde longtemps dit « moderne » que l’effroi doit aujourd’hui sa belle transparence ? Avec l’horripilation que toutes ces histoires ont inculquée à la cyberhumanité, les poux qu’on a entrepris de lui chercher affectent sans pudeur leur plus joli sourire. Un événement X initialise une suite d’événements, un récit, un semblant de logique expurgé de tout soubassement et, aussi claire que du jus de chique, voilà la nuit des temps refaite au goût du jour. Son obscurité plus limpide que l’ébène chère aux ébénistes, on laisse couler ce qui fuit de l’histoire ordinaire. Les malheurs du monde ayant l’habitude de nous dire : ne venez pas nous avertir de quoi que ce soit avant qu’il soit trop tard, la focale se détachera de toute probabilité de préhistoire à la faveur d’une coupure de courant. Cette préhistoire est au Musée de l’Homme comme les hommes vivent inavouablement la leur propre. Le feuilleton des malédictions c’est de la TV, en direct, en couleur et en réalité. L’abonnement va l’amble avec la puissance de feu et l’argent de la puissance de feu. Après quoi, tout comme on naît et meurt, pris de court par la brièveté créatrice et n’ayant pour tout recours qu’un chèque en bois, on arrive au bout du récit où il est trop tard pour parler de destination. Une destination n’est pas plus une destination qu’elle n’est un but, et un but pas davantage un but qu’il n’est une destination. La gare où je me figurerai devoir descendre, est-ce là où je me suis si souvent imaginé que j’allais descendre ? Le lexique de l’inquiétude est incurable.

 

 

 

 

 

 

... ce qui dilapide la philosophie c’est la discipline, ce qui dilapide la poésie ce n’est pas l’indiscipline.

 

 

 

 

 

 

... ce que partir ne veut pas dire. Ô virginales lacunes des cartes de géographie auxquelles vous, David Livingstone ou Savorgnan de Brazza, vous frottèrent pour le renom des encyclopédies, les vivariums domestiques vous sont tellement redevables ! Il n’y a pas que de grands départs pris d’un pied ferme, il y en a de petits qui essaiment leurs pas punctiformes dans la pâte modelée. Le pays que l’on quitte préjuge du pays que l’on cherche, pas de celui que l’on trouve. Du temps de Bougainville, de Melville ou de « l’homme aux semelles de vent » on partait pour des horizons dont continuent de se prévaloir les départs : exodiques pour ceux du Sud, exotiques pour ceux du Nord, leurs croisements en cours de route pour comble, le monde est si petit...

 

 

 

 

 

 

... je suis le rostre à la pointe acérée. Ma grande course dans l’espace, c’est la corde raide du funambule suivie à la trace par la nuit translucide du somnambule. Une fois délesté de mes dernières salves, j’arrache les noctiluques attachées à la nuit noire comme des lamproies à la peau des cétacés. Et je me souviens. Je les darde sur la sustentation générale affairée aux mauvais augures contre bonne chère. Je me souviens de mes ailes comme du temps où le pas de côté n’était ni bardé, ni lardé d’embûches. Je me souviens comme je peux, avec des yeux qui cherchent à y voir nettement, des oreilles qui aimeraient comprendre distinctement, des jambes qui s’efforcent de tenir le Cap de Bonne Espérance, une intelligence qui s’amenuise en catimini et le reste qui ne reste pas. Ce n’est pas qu’on tienne tant que cela à réchauffer le rata, d’ailleurs on ne se souvient pas, les moments que l’on sait heureux sont là, toujours actifs, ils n’ont besoin d’aucun ressouvenir, seul ce qui ne fut pas soldé croupit dans la pisseuse eau de vaisselle.

 

 

 

 

 

 

... après que les analogies aient été modélisées, les coïncidences où se révélait l’éternité sur la table de l’ordinaire font le souvenir vif, et si nous élucubrons encore, l’âme s’entend désormais à n’évoquer aucune paix. Vivre rime machinalement avec livre, voire avec l’ombre domestique que lui fait le bouquin, et le livre, dizaines de pages sur dizaines de pages similaires dans leur différence, kilomètres de lignes toujours suspendues à la veille et tenues aux lendemains artificiels, sans compter ces tonnes de mémoire implacablement consignées dans les têtes translucides de l’hydre sociale, le lui rend bien. Personne ne renverse plus la confusion permanente du cul et de la chemise où l’identité fait son nid. Aussi différentes que soient les molécules entre elles, elles n’en sont pas moins la réalisation d’un type moléculaire qui n’a jamais cessé d’extrapoler des rails de son pas. Rails que j’ai suivis. À la gare de Lomme devenue Fabrique citoyenne des Transition(s) depuis 2020, je rembobine le documentaire de mes années d’apprentissage, comme on les appelait du temps de Goethe. Adolescent, j’étais timide, pas plus que je n’ai jamais été un don juan, quelques filles dont j’avais fait la connaissance eussent pu être mes petites amoureuses. Plus audacieuses que moi, certaines d’entre elles firent d’insistants premiers pas auxquels je n’osai répondre. Et Moloch sait combien je n’avais d’yeux que pour elles. Je me souviens de toutes : celle que je rencontrai dans un café de la gare de Lille grâce à l’intercession d’un affabulateur qui pour une fois n’avait pas affabulé, celle qui venait s’asseoir sur le muret devant chez nous en attendant que j’enfreigne l’interdiction de sortir, celle qui me frotta le dos tandis qu’accoudé à la balustrade de la terrasse de la colo je contemplais le Collet d’Allevard, celle, petite rouquine aux doigts de fée, qui me caressa le zizi dans l’auto d’un ami où elle et moi nous étions réfugiés, celle qui me dragua au Zodiaque tandis que Michèle, ma présumée, restait sur l’expectative, celle, Josette, qui assise en face de moi dans le bus tandis que nous nous en revenions de ce même Zodiaque, me frotta le phalle du pied, celle qui, à Palavas, tenta le diable à nos dépens, celle qui après être entrée dans le métro bondé eut l’heur, le temps de plusieurs stations, de presser sa main là et pas ailleurs, celle qui, à Avignon, après m’avoir invité à manger me dit que je pouvais dormir chez elle. Il n’y en eut plus d’autres. Maintenant qu’il pleut à n’en pas finir, tous en conviennent, le Styx est en crue.

 

 

 

 

 

 

... une suite, oui mais quelle sorte de suite ? Une de celles qui n’ont pas perdu leur langue ? Une qui n’y irait ni par quatre chemins ni avec le dos de la cuillère ? Une suite en myriade comme quand on parlait, comme quand on découvrait, comme quand on embrassait, comme quand on osait les lèvres ? Avant de répondre, je te le demande : un dédale dont on sait qu’il est sans issue est-il un dédale ? Un dédale est un dédale tant qu’il est suspendu à l’éventualité d’un dénouement, à une issue, non un sordide cercle vicieux. C’est pourquoi j’accorde aux dédales l’ectoplasmie de certaines gares. Hier, celle de Godewaersvelde, demain celle qui verra passer par la tête du trimardeur le train que nul n’attendait plus. Alors, la ligne de suites à son ouvrage de tireuse de cartes ayant consenti à ce que tu répondes à ses questions avec d’autres arcanes, tu partiras. Que pourraient-elles d’ailleurs bien attendre d’une réponse de l’homme finissant à une question dont les souricières ne se souricient plus ? Réponse en suspens sauf à éliminer le décisif « ? » dont les poètes déchargés de tout signe de ponctuation ne vont pas jusqu’à se passer. Auquel cas que veux-tu que te dise celui qui n’ose demander. De lui, on eût pu dire qu’il parlait aux murs, maintenant que la parole vaine leur a substitué le monitor, on divague en surfant, on se tait moins bien. Hormis les flics, qui demanderait à l’homme finissant : « d’où tu viens ? », « où tu vas ? », « à quoi as-tu rêvé ? », « à quoi penses-tu ? », « qui n’as-tu pas oublié d’être ? », « que fais-tu de tes jours ? », « de tes nuits ? », « as-tu gardé tes papiers sur toi ?... » Et chut, à la fin !