TGV
7012
Ce
soir elle voyage en première, les Prem’s de l’été, un TGV
Paris-Lille à 20 euros. Elle regarde sans nostalgie disparaître les
dernières maisons de la banlieue parisienne. Elle revient de
Touraine. Trop chargée d’histoire cette région, trop de reines,
de rois, d’épisodes sanglants presque à chaque château, trop de
châteaux, de pierres blanches, un français parfait. Heureusement
il y a les vignes. Elle ce qui lui plaît c’est le pays tranquille
des estaminets entre les monts des Flandres et sa ville préférée.
Elle est assise seule côté fenêtre. Dans la rangée à côté un
jeune homme blond s’est installé et observe les passagers qui
passent ou se placent. Elle se lève pour aller se rafraîchir. Quand
elle revient s’asseoir elle croise son regard. Pour le plaisir de
voir s’approcher à toute vitesse (car une heure ce n’est
vraiment pas long) les lieux qu’elle aime elle va s’installer
dans le sens du train quelques sièges au-dessus. Elle se retrouve
maintenant face à lui qui ne la quitte plus des yeux, est-ce que ce
serait l’effet de la couverture du magazine qu’elle a laissé
tout à l’heure sur la tablette de son siège, l’image en noir et
blanc d’Orson Welles et de Rita Hayworth démultipliée par un jeu
de miroirs (le regard d’Orson Welles ! les doigts de sa
main serrant la chair du bras nu de la femme !) et ce titre : La
passion, théâtre de l’existence ? Elle se tourne vers la
vitre et reçoit à toute volée les champs, à perte de vue les
champs du nord, et tout au fond du paysage un clocher bien sûr que
la nuit s’apprête à effacer. Son reflet dans la vitre lui renvoie
son sourire. Soudain à côté de son reflet celui de l’homme :
– Vous avez laissé tomber votre stylo… – Ah oui !
Merci beaucoup ! Et elle plonge le nez dans son magazine
pour tenter d’en apprendre un peu plus sur les coins et les recoins
de la passion.
Quand
surgissent les lumières des villages à la périphérie de sa ville
elle se lève à la hâte pour être la première à la porte, la
première à descendre. Personne ne s’est encore levé mais
quelques secondes plus tard le jeune homme est près d’elle. Ils
attendent face à face l’entrée du train en gare des Flandres.
Cinq minutes au moins. Cinq longues minutes. La vitre ne renvoie que
la nuit noire et leur reflet à tous les deux immobiles devant elle.
Puis le train finit par s’arrêter. Elle s’apprête à ouvrir la
portière. Un dernier coup d’oeil rapide vers l’homme devant
elle. Par-delà son épaule une jeune femme africaine lui paraît
bien encombrée avec sa poussette, ses deux valises, ses sacs. –
Vous voulez que je vous aide ? Il se retourne pour voir à
qui elle vient de s’adresser. – J’ai ma fille assise là-bas
et il faut que je descende tout ça. L’homme la fixe à nouveau
un dernier court instant, il semble encore attendre qu’elle
descende devant lui, puis sous la pression des voyageurs du
compartiment il se retrouve sur le quai dans le flot pressé qui
l’entraîne. – Allez chercher votre petite fille je m’occupe
de vos valises !
*
Train
postal
Elle
sait ce qu’elle va faire : elle va lui écrire une lettre tout
le long du trajet en train jusqu'à Avignon. Elle postera la lettre à
l’arrivée et ainsi il la recevra demain matin. Dans le bonheur du
voyage vers cette terre qu’elle aime elle veut lui dire le bonheur
qu’elle a de vivre avec lui. Elle écrira leur chambre sous le
toit, les nuages qui passent devant les fenêtres la chatte mordorée
allongée près d’elle de tout son long et lui qui monte de temps
en temps pour voir, qui passe la tête à travers les barreaux de la
rambarde et contemple béatement ce petit paradis. Elle lui dira
l’odeur de la tarte aux prunes du jardin, une grande tarte dorée
qu’elle a faite avant de partir. Et les bouquets d’œillets et de
reine-marguerites achetés à la ferme. Les livres, les carnets de
notes, les revues, leur revue, ses dessins à lui, les tableaux des
amis, la musique qui emplit toute la maison.
La
lettre fera l’aller-retour Lille-Avignon-Lille. Cette idée lui
plaît beaucoup. Ainsi venant de le quitter elle va rester avec lui
pendant quelques heures encore et sera demain matin netre ses mains,
enfin, sa lettre...
*
Pig
Dada
(à
la mémoire de Baudhuin Simon
Corps
mince et souple, torse nu, chaque jour se balance au trapèze
accroché au cœur de sa maison même, au fond des Ardennes
wallonnes, son « Musée du Cochon » comme il lui plaît
de l'appeler en clin d'œil à cet animal qu'il défend.
Mais
aujourd'hui pas de trapèze, pas d'envols autour de la barre, pas de
danse aérienne, il quitte sa maison.
Pourtant
il ne prépare pas sa valise, il n'entre pas dans la gare
d'Habay-la-Neuve, n'achète pas de billet aller, ni aller-retour,
n'attend pas sur le quai en regardant autour de lui les enfants, les
femmes, les hommes qui partent ou qui arrivent. Il ne prend pas
de train.
Aujourd'hui
tout est sens dessus dessous. Les rêves, les désirs, l'amour, les
mots, le monde ça suffit.
Il
se rend en un lieu qu'il a méticuleusement choisi, voie, heure de
passage, place précise sur les rails où son corps, élancé pour la
dernière fois...
Il
faudra plusieurs jours pour savoir, pour apprendre...
En collaboration avec Les Dé/mailleuses