Œuf
premier
Premiers jours de décembre
Il
dépose chez elle un matin six jolis œufs frais d'un vert très
pâle.
– De
cane, lui dit-il.
Émerveillée
elle contemple ces six cadeaux parfaits, doux et tièdes à la paume,
dont il lui fait la surprise. Six petits signes couleur d'amande
tendre par lesquels il semble lui confirmer que le printemps a bien
commencé son travail en cachette : des bourgeons déjà sur quelques
arbres, des touffes de fleurs blanches accrochées à des branches
abritées par des haies, le fushia du jardin qui ne fait pas mine
d'arrêter de fleurir malgré les jours de plus en plus courts,
malgré le froid tombé soudain au détour d'une nuit, et maintenant
ces preuves vivantes qu'il lui remet. À ce propos...
– Est-ce
qu'ils ne vont pas se mettre à éclore eux aussi ? lui
demande-t-elle.
Il
ne le jure pas.
Quelque
chose alors lui dit... oui, elle pressent que de ces coffrets
minuscules, fragiles, délicatement dessinés pourraient bien surgir
quelques histoires. Cela s'appellerait Histoires d'Eux, euh !
Histoires d'Œufs et celle-ci aurait pour titre : Premier
œuf, ou Œuf premier, comme on vœu.
~
Œuf
second
Janvier – février
Depuis
plusieurs semaines métamorphosée en cane par un mystérieux
sortilège, elle couve l’Œuf second.
Aux
alentours de Noël, il lui rapporte que le paon aux plumes bleu
turquoise qu'elle a aperçu dans son jardin tourne autour des oies et
les agace. Ça l'intrigue, elle lui demande pourquoi. Il ne peut
expliquer les motivations de Zack, le paon, ni son entêtement à
poursuivre des oies insensibles à sa roue, pourtant l'absence d'une
charmante paonne au Doulieu doit bien y être pour quelque chose,
telle est sa réponse. Pressentie pour être la compagne de Zack,
une jeune paonne (tous deux se demandent en riant comment prononcer
ce drôle de mot) a éclos il y a quelques semaines. Elle est en
train de grandir dans un coin de la cour, à l'abri et à l'insu
encore du principal intéressé. Aux dernières nouvelles, le paon et
le dindon plastronnent de concert tout autour du jardin.
Par
courrier électronique elle lui propose un petit cadeau à venir :
quelques pieds de violettes. De ces violettes qui ont sauvagement
envahi son jardin à elle au fil des années et dont elle ne se
débarrasserait pour rien au monde, trop précieux vestige d'un monde
ancien dont les traces s'effacent irrémédiablement d'un jour à
l'autre sans qu'il y paraisse. De ces violettes dont la chatte noire
de sa maison a déposé un jour une graine, peu après éclose, dans
l'entrejambe de l'abricotier sur lequel elle venait se faire les
griffes après s'être prélassée au soleil sur le moelleux tapis de
feuilles rondes (elle racontait par la suite à qui voulait
l'entendre que la chatte noire couvait des œufs de violettes dans
les branches des arbres fruitiers). Dès que le sol du jardin sera
dégelé, lui répond-il par retour de courrier dont le sujet
affiche – une invitation de sa part à raconter ? – Histoires
d'oies et de violettes), il les replantera volontiers,
troquant ses souliers rouges pour de verts sabots de jardin.
– J'ai
protégé les violettes, lui dit-il quelque temps après les avoir
replantées au redoux. Et le paon va être enfermé sous peu.
Gourmand il mangerait, comme l'an dernier, toutes les jeunes pousses
du jardin.
Elle
s'interroge... Quelle sera la couleur d'un œuf de paonne ? Mais
peut-être qu'il le sait lui...
~
Œuf
troisième
Mars
C'est
par une après-midi du printemps nouveau pleine de douces odeurs
ensoleillées (car le vrai printemps est là maintenant – même
s'il lui semble n'avoir goûté de l'hiver sur ces routes minuscules
qui lui deviennent lentement familières que juste un peu de verglas
et cette tempête de neige jubilatoire, une
extraordinaire matinée de février, en plein cœur de la campagne
flamande et des terres soudain volatilisées) qu'il lui tend une
boîte.
– C'est
quoi ?
– Des
œufs d'oie. Les premiers.
– Pour
moi ?
Elle
reçoit avec bonheur cette parcelle tiède du monde de la terre qu'il
apporte de chez lui et partage avec elle de cette façon. Ce sont
quatre œufs, énormes. Celui qu'elle prend dans sa main, elle ne
parvient pas à le recouvrir de ses doigts, il lui faut ses deux
mains pour l'envelopper et en sentir la forme entière. Il est aussi
lourd, blanc et lisse qu'un des énormes galets de la plage du Havre
où elle s'est meurtri les pieds un samedi de lectures dans cette ville avec ses amis, chaussée de
hauts talons pointus, à la recherche d'un caillou à emporter. Mer à
marée haute, plage frangée d'un bout à l'autre du ruban sombre,
figé, de jeunes Havrais de seize ans, assis sans bruit devant le
large, en couples isolés serrés très fort, immobiles, en groupes,
surgis du béton de la ville pour dérober un soleil tout neuf. Derrière
eux à quelques pas seulement la muraille des constructions hâtives,
les clameurs d'une guerre imminente dans un coin de la planète. Devant eux, enserrée par la
baie, la mer vivante d'un bleu tranquille et cette bande de galets
énormes impraticable (épreuve ultime pour un départ hasardeux ?)
Elle
dépose le galet blanc du Havre dans un panier en osier au milieu des
quatre œufs d'oie et sort dans le jardin guetter l'éclosion des
violettes.
~
Œuf
quatrième
Avril – mai
– Je tiens à te le
dire tout de suite... je ne sais pas de quelle couleur sont les œufs
de paonne.
Elle
éclate de rire. Il rit lui aussi. C'est le tout début d'une journée
d'avril.
– Je
vais bientôt t'apporter des...
Mais
le mot se perd aussitôt prononcé, ne parvient pas à prendre forme
à son oreille et pendant plusieurs jours elle le tourne et le
retourne en vain dans sa bouche. Elle lui demande de le redire. C'est
le nom d'une fleur. Il y a rocaille dans ce mot ou corale... en tous
cas elle est sûre des premières syllabes à cause de l'aimé...
Aimé...rocaille ? Aimé...corale ? Au bout de quelques jours à
force de le mâcher et le remâcher il lui semble qu'il a retrouvé
sa forme originelle : aimérocale ? Mais pour s'en assurer et en
avoir aussi le dessin elle lui demande de l'écrire.
–
H-é-m-é-r-o-c-a-l-l-e...
Des hémérocalles. C'est une plante à bulbe qui pousse facilement
et donne des fleurs orange.
Il
les lui apporte un dimanche, alourdies d'une énorme motte de terre
gris pâle qui ira se mêler à celle plus sombre de son jardin. Elle
sépare les plantes et les dissémine aux quatre coins. Puis elle
cherche dans la campagne à quoi pourrait ressembler une hémérocalle.
Elle a bien vu surgir des fossés des brassées d'iris jaunes qu'elle
n'avait jamais remarqués auparavant, mais des hémérocalles ?...
– C'est
une espèce de lys orange.
Maintenant
qu'il les a décrites elle les voit, elles poussent en grandes gerbes
devant les maisons.
– Elles
ne donneront sans doute pas de fleurs cette année, lui a-t-il dit.
Pourtant
quelques semaines plus tard, aux derniers jours de mai, des boutons
apparaissent. L'adoption a réussi. Est-ce que de son côté il
pourra sauver ses violettes ? Il les a mises sous cage, elles les a
vues, pour les protéger des gourmands. Ce jour-là ils passent un
long moment dans la basse-cour et il lui fait faire connaissance du
dindon, enfermé au milieu des poules entre quatre vieux murs chargés
d'épaisses toiles d'araignées presqu'aussi grandes que celles de la
fenière où elle montait se cacher dans le mas de l'enfance. Auréolé
de l'éventail extraordinaire de sa queue, toutes plumes gonflées
par la colère dans laquelle ils le mettent en s'approchant très
près de lui, le dindon tourne et retourne devant eux, immobiles dans
la contemplation de cette magnifique machine de guerre couleur
bronze, en piétinant rageusement le sol battu sans les quitter de
l'œil une seconde. Elle retrouve dans ce poulailler l'odeur
rassurante du duvet, de la paille, l'odeur chaude des bêtes. C'est
un peu du bonheur d'une arche de Noë qu'il lui fait goûter là.
~
Œuf
cinquième
Septembre
Ses allées et venues
quotidiennes reprises après l'été dans un paysage qui prend
naissance à l'endroit exact de la maison où elle vit, s'étend à
travers champs jusqu'au nord des Weppes, s'ouvre sur la plaine devant
les monts puis jusqu'aux monts là-bas, c'est toujours un ravissement
pour elle ces lieux. Mais maintenant, et depuis quelque temps
seulement, elle sait avec certitude qu'elle ne pourrait aimer à ce
point un paysage qui ne serait habité.
À une époque où
d'habitude par ici on a sorti les parapluies et remis les vestes
chaudes ce mois de septembre persiste dans une chaleur qui finirait
par devenir angoissante – est-ce qu'on leur aurait encore caché
quelque chose qui ne tournerait pas rond ?
Un soir sur ses terres
à lui elle le regarde dans la lumière chaude du soleil couchant.
Torse nu, des mèches tombant sur son visage et ses épaules, l'œil
aux aguets, silencieux, il surveille le passage du troupeau de dindes
qu'il a laissées sortir du poulailler après avoir jeté une poignée
de grain aux poules. Puis il s'en va apporter une brassée de foin
aux chèvres – elles se bataillent avec une lenteur gracieuse dans
le pré sous les pommiers, le choc sourd de leurs cornes lui parvient
sur la terrasse où elle savoure avec gourmandise en l'attendant un
verre de rhum des îles à la cannelle.
Cette fois-là il ne
peut lui donner de ces jolis œufs verts des canes sauvages.
– Elles ne pondent
plus beaucoup, l'été a été trop chaud, les bêtes ont souffert.
Les bêtes, les
arbres, les gens. On a appris que les vieillards sont morts par
centaines dans cette canicule. Dans la campagne, le feuillage desséché
de certains arbres montre bien ceux qui ont souffert. On ne sait pas
combien de bêtes sont mortes de soif.
Pas d'œufs alors mais
il lui offre la moitié d'un énorme potiron. Et quelques jours plus
tard elle reçoit des recettes afin de pouvoir le préparer de
différentes façons.
~
Œuf
sixième
Octobre – novembre
Le
matin dans la nuit encore juste après Wez-Macquart elle franchit une
frontière sensible à elle seule et pénètre sur des terres qui lui
sont toujours mystérieuses malgré tous ces mois passés à les
traverser. À mi-chemin entre les stèles blanches du Trou Aid Post
enclos de saules et celles du White City cemetery des becques souvent
gorgées d'eaux boueuses dangereuses flanquent les routes désertes,
presque aussi larges qu'elles et si profondes qu'on y disparaîtrait
dans l'obscurité en glissant doucement sur leurs bords non étayés
sans que nul ne s'en aperçoive.
Revenant
chez elle une fin d'après-midi par la rue Verte qui à travers
champs change de nom en son milieu et devient Rue Verde puis Verte
rue elle entre tout à coup dans le paysage comme on entre dans les
premières images d'un film, toute réalité ainsi confondue. Le
soleil qui éclaire la campagne derrière elle à l'ouest à travers
des nuages épars dans un ciel bleu foncé irradie la pluie fine qui
s'est mise à tomber juste au-dessus d'elle et dore les arbres et les
champs devant elle vers l'est sur fond de ciel gris très sombre,
cela fait au-dessus de sa tête une coupure comme au couteau. Et
soudain au détour d'une ferme un gigantesque arc-en-ciel : enfoui
vers le nord dans les terres des monts où se couvent les petits œufs
verts de cane sauvage, et vers l'est dans celles qui abritent sa
maison, elle perçoit au loin, c'est la première fois, ses couleurs
vives iriser le tronc des arbres et non pas disparaître derrière
eux. Tout est là : le ciel coupé en deux (ciel double),
l'arc-en-ciel, et à ce moment précis sur les ondes capricieuses de
sa vieille radio l'éclat imprévu d'une symphonie... Blottie dans le
siège de sa voiture avec autant de plaisir que dans le fauteuil
d'une salle obscure elle voit la pluie tomber très fort maintenant
tandis que viennent sans bruit à sa rencontre la route, les champs,
les arbres, le ciel et, pour quelques instants encore cet arc-en-ciel
qui semble ce jour-là surligner son territoire.
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Textes parus dans Comme un Terrier dans l'Igloo... dans la dune
Le Rewidiage, Lompret, 2004