Jusqu’au
grain lisse et blanc des seins nus la gaine grise — fourreau rêche
de pierres — emprisonne le corps de nacre bâillonne l’abri doux
du ventre enserre le tendre globe lunaire emmure les jambes souples
si habiles si promptes d’habitude à se faufiler à s’entortiller
dans la ramure de l’autre à se nouer à ne plus faire qu’un tas
un monceau ardent de chair soyeuse...
Mais
enfermée il demeure juste à clore les yeux la fête intérieure
Femme
minérale ouvre la porte océanique déploie large le songe part
dériver dans le flux sombre des eaux onduler au cœur des courants
accomplir son voyage vers lui dans le ravissement
En
escorte son rêve tel un poisson doré se meut lentement
Sur
fonds clairs transparaissent les éclats chromatiques d’une
mosaïque ensablée : se révèlent les visages irisés des aimés
des lieux fluorescents d’où partent des rires des niches fluides
où se lover La passagère s’en approche les contemple avec
tendresse Ils reprennent vie en elle Ils la traversent et lui donnent
vie Ils enluminent sa traversée
Femme
de chair et de rêves tente une voie fragile dans l’infini
sablonneux cherche à trouver comment s’inventent les clairières
comment faire surgir des bois marins aux végétaux ruisselants de
lumière comment élever des falaises d’albâtre et divulguer les
parois cristallines d’antres mystérieux où — peut-être —
elle le retrouvera
(à
partir d'un collage de Philippe Lemaire)
~
Par
quel bout le prendre se dit-elle
Par
quel bout la prendre se demande-t-il
—
dans le puits kaléidoscopique des myriades de mondes multicolores se
font et se défont indéfiniment
Elle
tend la main vers son visage
Il
ferme les yeux
Pour
elle je suis ce monde clos Et ce délice
Il
lui montre la lèpre tapie au cœur du jardin des plaisirs Elle voit
seulement le grouillement d’hommes et de femmes nus lumineux qui se
regardent tranquilles qui se parlent ou se caressent dans une
abondance de fruits de bêtes de couleurs
La
lèpre... Peut-être ... Mais les caresses !... Le paradis ça
n’existe pas — et qui voudrait s’y ennuyer (mais nul ne cherche
l’enfer non plus !)
—
mondes enclos le plus souvent indéchiffrables ou jalousement gardés
surgis dans le paysage aussi soudainement que la tête noire du jeune
chat éclose dans l’herbe verte d’un pré une fin d’après-midi
d’automne... et tout aussi vivement retirée
~
Par
quelles voies passait l'amour Les découvertes les surprises les fils
tendus les détours les assauts les secrets les mystères les
catastrophes les arrangements les inventions le tout inlassablement
renouvelé depuis le début du monde Et ce plaisir à le travailler à
le ciseler comme un ouvrage précieux en dépit de tout malgré le
reste l'éphémère le périssable Les partis-pris Et tout ce
questionnement à éclore sans cesse comme si avant rien ne s'était
passé
~
Sur
mon territoire tu entailles le corps des pins légers pour qu'
affleure de cette cicatrice blanche la chair parfumée et s’écoule
lentement la résine dans la terre rose des pots Détache
délicatement du tronc une de ces sphères ambrées — gomme
transparente pleine de lumière dorée bonbon au miel — Que du
bout du museau d’abord je la hume (elle sent bon!) que du bout de
la langue je la lèche que je la retourne que je la goûte sur ma
langue (elle n’a pas beaucoup de goût !) que je la croque entre
mes fines dents pointues d’un côté de l’autre ça colle j’ai
du mal à m’en défaire Tu ris mon aimé ! Caresse mon pelage
flamboyant je te laisserai t’approcher tu es le seul pour qui je
quitte les buissons enchevêtrés qui dissimulent mon éclair roux
aux yeux des hommes le seul qui m’approches que je ne morde pas
Presse ta paume tout le long de mon dos jusqu’au bout jusqu’à la
chute des reins jusqu’à ce que mes pattes de derrière cèdent
sous le plaisir et que mon ventre s’étale sur les aiguilles sur la
mousse Je te rendrai ta caresse par de menus coups de langue sur le
bout de tes doigts rape vibrante marque tiède mouillée Sussure le
nom venu sur tes lèvres pour moi — autre caresse que le vent
parfumé répercutera :
—
Renelde ! Renelde!... ma petite renarde...
Un
jour peut-être je me laisserai prendre dans tes bras Un jour...
~
Dans
le paysage le soleil illuminait un arbre un seul — feuillage au
vert très tendre Les autres se fondaient dans la toile gris sombre
du ciel
Ciel
plombé toits d'ardoise et entre deux cet arbre — lumineux (c'était
l'herbe des prés qui grimpait vers le ciel ?)
Quelqu'un
s'est mis à courir a traversé le pré en flottant aérien en
direction de cet arbre là-bas pour tenter l'impossible : capturer la
fugacité de l'instant lumineux
~
Le
bois du Mont Kemmel lui plaît
surtout
en hiver surtout sous la neige
Vues
une fois seulement sous la neige
les
grandes colonnes nues
Cette
marche presque silencieuse
à
travers la solitude du parc
Lui
dans le paysage
caracolant
sous
la neige qui recouvrait
vite
les arbres les prés
le
chemin
les
deux promeneurs
étonnés
de se retrouver là
Un
esprit vivace né du bois avait traversé sa vie
— trait
fulgurant trace vive comme à la chaux chemin de traverse qui coupe
l’un en deux —
À
jamais cette marque cette greffe imprévisible où l’un se ramifie
de l’autre
Il
parlait d’excroissance Une greffe plutôt
~
Ciel
bleu moutons de neige blème
Béance
des routes tendues vers le ciel des routes vers
Elle
le croise le décroise sur des routes versatiles
Et
le perd
cependant
que persiste son image dans le chant d'un blé mouvant champ
bruissant d'un blé doré dans le vent
Vers
le soleil ? Vers la lune ?
Le
périple le long des rails humides d'une voie les mène aux rayons
ultimes du soleil que décline la nuit
~
Vers
la tombée de la nuit un visage à travers la vitre — visage si
souvent convoqué dans les plis et replis du paysage intérieur qu’au
moment où il prend réalité soudain devant elle est-ce qu’elle
est vraiment sûre que ça l’étonne ? C’est ainsi qu’elle le
voit depuis la première rencontre : son image tellement présente
mais tracée à l’encre invisible attendant pour se dessiner la
magie de quelque révélateur Depuis le début les premières heures
de ravissement
Quelques
instants il est là très près Puis brusquement il disparaît à
nouveau s’efface dans la nuit venue repart sur son chemin de quête
à travers le monde Léger aussi léger que ces fils qui se devinent
ou s’inventent d’un être à l’autre
~
Rue
de la Montagne sur le Mont de Bœschèpe elle passe devant un homme
occupé à maçonner dans son jardin Elle veut lui dire que sa
maison est bien jolie offerte ainsi à tous les vents de la plaine
des Flandres Peut-être qu’il l’invitera à entrer à prendre un
verre devant la plaine bleue qui file jusqu’à l’horizon comme
une mer et sans faire grand bruit quelques instants de sa vie
s’entremêleront à ceux de cet homme dans cette toute petite
maison qu’il a préparée sur le mont
Mais
il ne la voit pas passer
Un
peu plus loin devant une autre maison basse un autre homme Il est
assis dans un fauteuil tourné vers le mur l’air soucieux Ses
doigts passent et repassent sur son front sur ses yeux Elle veut
s’approcher de lui et de ses doigts et de ses paumes sur ses yeux
fiévreux tenter d’apaiser son inquiétude
Mais
il ne la voit pas passer
Devant
les maisons suivantes elle ne voit personne
Au
pied du mont la plaine s'est assombrie et devient la mer Encore un
peu de temps et elle y verra les lumières d'un port l'oscillement
de centaines de bateaux minuscules sur l'eau noire
~
À
la saison froide elle prépare la maison : fleurs fruits noix gâteaux
bougies et entrouvre la porte Le vent et la pluie font le reste et la
foule d’oiseaux dans le lierre
Pour
faire revenir le soleil il leur suffit de se tenir l’un contre
l’autre Il l’appelle ou bien l’attrape au vol si elle passe
près de lui Ils élisent alors un coin propice à leurs
incantations Chuchotements chants sussurés froissements de feuilles
d’étoffes effleurements rituels cadencés attirent des ours des
loups des fauves engendrent des frondaisons légendaires écartent
les nuées
~
Dans
un champ de mai d'un blé à la barbe verte elle voit de l'étage du
bus qui les emmène à la marche européenne d'Amsterdam une trace
ronde celle d'un chat gigantesque venu se blottir là et dormir en
pelote puis reparti dans sa promenade nonchalante inconscient de la
marque laissée si visible pourtant
Ainsi
après les caresses l'amoureux délaissant la couche et l'amoureuse
qui s'en va indolent se replonger dans le flot quotidien
~
Dans
la nuit du jardin la Voyeuse épie
Non
loin devant elle un homme s’est mis à caresser une femme
Il
la tient serrée contre lui dos tourné à lui
Il
soulève la robe offre à la vue la blancheur du corps la recouvre de
ses mains douces et lentes -- le ventre les seins la bouche les
yeux...
Ils
lui font face Est-ce qu’ils ne la voient pas ? ils lui sourient
dans l’obscurité La femme a l’air heureuse Il y a des murmures
des rires étouffés dans l’air
Cependant...
cependant
ce n’est pas cette femme là-bas mais la Voyeuse qui sent la
chaleur des mains de l’homme sur sa peau
~
Lilas
violets dans la voûte verte
Les
gouttes arrivent
rafraîchissent
le jardin assombri
Il
ne rentre pas
il
veut voir comment tremble le feuillage de l’abricotier
ça
l’amuse ce tremblement
Il
le regarde en souriant un peu béat
Une
autre fois il sort nu sous la pluie
Elle
le regarde très blanc
il
frissonne dans le vert végétal
sous
un ciel de plomb
~
Dimanche
soir
De
retour du Café de La Fontaine à Verlinghem il met un disque sur la
platine vinyl C'est Roy Orbison sa voix le fait craquer Elle aussi
elle aime sa voix et tous ses morceaux Ils s'enlacent et dansent dans
la salle à manger La nuit est tombée... Born again because of
you.*.. La voix mélancolique de Roy Orbison... I've just been
born again... Il se penche vers elle... Born to be loved by
you... C'est ça lui dit-il à l'oreille... Born to walk with
you... Born to talk with you... I was born for you... Ils se
serrent... Born to die with you... Oui c'est ça dit-elle
(elle réécoute plus tard le morceau elle entend Born to be with
you, mais c'est ça pourtant les deux c'est ça vivre mourir avec
toi... ) Elle a l'oreille collée contre son cœur
* Je
renais grâce à toi... je viens de naître à nouveau... Je suis
né pour être aimé de toi... pour te parler... marcher à tes
côtés... je suis né pour toi... pour mourir avec toi...
~
— Tu
es où ?
Dans
le noir il répond :
— Ici.
Ça
la fait glousser Bien sûr qu’il est ici tout près à portée de
sa main si elle veut (et elle le veut) le toucher le restituer
morceau par morceau après que la lumière ait été éteinte
l’effaçant à son regard Elle collera son nez contre son épaule
et le humera Sa main droite caressera sa nuque ses cheveux puis ira
retrouver une source brûlante du côté de ses reins Il n’y a même
pas l’espace d’une main entre lui et elle Si elle glisse son bras
le long de son corps elle ne peut que l’allonger au-dessus du sien
tellement minuscule est le bateau de leur lit
Ton
corps est celui que le monde m’a donné à pétrir à reconnaître
Celui qui épouse parfaitement le mien
~
Langue
légère
à
petits coups lancée
tout
le long de ses lèvres closes
sur
ses paupières serrées
tiède
langue sur lui
à
menus bouts roses et mouillés
(est-ce
que la rate blanche aussi
léchait
son rat ?...)
Et
cette plage de sable clair
si
lisse
juste
en bas de son dos
si
douce
juste
avant le bombé des fesses
un
espace pour son délice
poli
comme le bois de la table
où
ils mangent depuis des années
Voilà
juste
le sentir sous sa langue
sous
sa paume
à
portée de son oreille
de
son œil
Juste
ça
~
Un
bruit de moto Elle ne se retourne pas Pas tout de suite Elle se
demande qui vient sur ce chemin étroit et isolé Elle se retourne
quand le bruit se fait trop proche Il la surprend là au milieu des
champs Costume de cuir noir lunettes sombres casque Il porte un
deuxième casque avec lui Il comptait donc la retrouver sur les
chemins Elle grimpe vite derrière lui heureuse de se serrer contre
lui
À
Prémesques il prend une passerelle au-dessus de la voie ferrée pour
rejoindre d'autres champs Il lui demande de cueillir une gerbe de ces
grandes herbes blondes si légères qui bordent le champ De l'avoine
sauvage
L'air
cet après-midi-là a goût du pain d'épice
~
Il
l'appelle dans les rues d'une petite ville étrangère alors qu'elle
marche déjà dans une autre rue
Un
cri Juste une syllabe
Ça
éclate au milieu des autres bruits de la ville et l'immobilise
Elle
revient sur ses pas
C'est
bien lui
Il
l'attend à la porte d'une librairie
~
Un
après-midi du début juillet il lui propose d'aller voir où se
trouve l'embranchement qui sépare la Marque de la Deûle vers
Wambrechies. Il l'emmène sur sa moto rouge et chromée. Il a enlevé
sa chemise, il n'a sur lui que son gilet noir sans manches. Il a
l'air d'un motard de Harley avec ses cheveux qui flottent autour du
casque, sa crinière argentée (mais ce n'est qu'une 250 Susuki !).
Ils trouvent ce qu'ils cherchaient, la Deule se partage bien en deux
ici et devient la Marque sur le bras qui file vers la gauche. Puis
ils vont boire une bière sur le port de plaisance de Wambrechies.
Assis devant le cours placide de la Deûle, il sourit, complètement
heureux de découvrir ce petit port fleuri à trois pas de sa maison.
Elle
lui montre du doigt le chemin de hâlage qui va de Wambrechies à
Quesnoy, la promenade qu'elle a faite la veille à vélo : il lui
propose de la refaire à l'envers — elle ne s'y attendait pas. Sur
le chemin désert ils enlèvent leurs casques pour sentir la chaleur
du soleil, la douceur de l'air et filent lentement le long d'un
passage étroit, ensoleillé et jaune d'herbes hautes séchées, qui
s'étend loin devant eux. Elle pose son menton sur son épaule, la
serre entre son menton et son cou, glisse ses mains sous le fin tissu
de coton de son gilet, sur le tissu moite de sa chair. Une balade
amoureuse.
Les
prés envoient des bouffées de foin coupé et séché. Une fois il
s'arrête pour demander l'heure, mais les moutons à tête noire et
les vaches ne renvoient que leur regard paisible. Elle lui dit que
ce paysage lui rappelle la Camargue, le bras du Petit Rhône bordé
de saules. « — Tu vois que ce n'est pas la peine de voyager bien
loin, lui répond-il. — Voilà bien ce Lillois qui se retrouve à
l'étranger à dix kms de sa ville natale ! — C'est le regard qu'on
porte sur les choses qui importe.
— D'accord,
mais il manque tout de même les parfums. — Attends un peu !
attends une semaine encore que le soleil ait tout brûlé.»
Ils
rentrent fourbus, les fesses endolories par la selle, mais brûlants
en dedans et pleins d'images.
~
Ils
se connaissent à peine. Ils ne savent pas encore qu’ils vont
bientôt s’aimer. Dans la fraîcheur du jardin feuillu pareil à
une petite jungle, dans les derniers rayons de cette journée d’été
acidulés comme la chair d’un abricot, assis au milieu d’amis
autour d’un plat fumant parfumé d’épices, ils se jettent des
œillades à la dérobée. Ils choisissent pour se dévorer le moment
où l’autre parle et pris par son discours regarde ailleurs. La
Voyeuse les observe, devine ce qui se trame. De son regard, la femme
parcourt le visage et le corps de celui qu’elle approche pour la
deuxième fois sans doute — peut-être qu’elle se demande si
c’est cet homme-là qui dans quelques heures dans quelques jours va
entrer dans sa vie. Elle l’écoute parler, le mange des yeux. Et
lui volubile, léger, raconte, en appuyant à sa façon sur certains
mots, d’une manière presque théâtrale. Brusquement, à un mot
qu’il dit, ou à une inflexion de sa voix, étonnée elle se
retourne vers la Voyeuse et son visage s’illumine d’un immense
sourire, un sourire joyeux qui raconte qu’elle le trouve plutôt
amusant, qu’il lui plaît bien, oui, qu’il est à son goût. Et
son sourire se transforme en un gloussement silencieux de bonheur
qu’elle ne peut réprimer et qui la secoue toute entière.
«
Ben voilà quoi, je suis heureux ! » confie l’homme à la Voyeuse
quelques temps après.
Déjà
il a changé, trouve-t-elle.
~
Elle
se faufile dans le verger traversé de rouges-gorges Il fait gris et
froid dans quelques jours ce sera l’hiver. Elle frappe doucement
d’abord puis comme il ne répond pas un peu plus fort mais pas
aussi fort que ça bat en elle puis elle pousse la porte dont il a
laissé le battant du haut entrebaillé. Elle appelle. Du remuement
là-haut une voix. Elle grimpe à l’échelle qui mène à sa
chambre une ancienne grange à foin dont il a fait ses lieux. C’est
la première fois. Maintenant elle passe la tête et le voit debout
Il finit de s’habiller Il boutonne sa chemise ramène en arrière
la masse de ses cheveux ondulés. Un sourire un mouvement du visage
l’invitent à monter tout à fait. C’est un entassement de livres
dans tous les coins des piles très hautes en équilibre par terre au
milieu de la pièce contre les murs de briques blanchies à la chaux,
sur la table sur la chaise partout. Des branches d’un cerisier
collées presque aux minuscules fenêtres basses enserrent deux murs
de la chambre la métamorphosent en un large nid. Elle s’immobilise
au seuil de ce repaire insolite. Il la laisse le découvrir du
regard. Puis il la conduit devant des tableaux posés quelques-uns à
même le plancher. Ils s’arrêtent devant une gravure d’un autre
siècle. Elle lui en demande l’histoire les personnages. Il
raconte. Accroupis l’un près de l’autre ils ne bougent plus se
touchent presque osent à peine se regarder. Quand il lui prend la
main pour la relever elle a la délicieuse surprise de sentir la
rugosité de sa paume. Ils font le tour de ses trésors : des pierres
des objets de toutes sortes rapportés de ses voyages des paquets de
lettres : il écrit beaucoup tous les jours — à des femmes surtout
— une de ses façons de se balader dans le monde. Au moment de
s’asseoir, elle ne voit que le lit un grand lit. Mais là blottie
dans les plis des draps défaits qu’il vient de quitter une jolie
chatte noire et blanche s’éveille à peine s’étire
voluptueusement baille exhibe sa petite langue rose ses dents
pointues darde ses griffes et pelotonnée à nouveau les paupières
mi-closes fixe la nouvelle-venue avec l’indifférence d’une
favorite — elle ne concèderait à personne un pouce de territoire
celle-là. Elle se retourne vers lui. Un sourire amusé aux lèvres
il les observe toutes deux... Elle sourit elle aussi.
Par
des chemins devenus boueux sous la pluie fine qui s’est mise à
tomber il l’emmène jusqu’à un mémorial indien. Ils pénètrent
dans l'enclos circulaire lieu quasi sacré aux grands murs parés de
longs versets mystérieux. Dans cet espace magique où quatre cyprès
bas semblables à des calices recueillent l’eau glacée du ciel ils
se mettent à lire Ils égrènent les noms aux consonnances étranges
et leur lecture a les inflexions d’une psalmodie. Il lui montre les
symboles gravés dans la pierre le château sous la lune le navire
les deux serpents entrelacés... Ils se parlent de ces hommes perdus
sur ces terres du Nord étrangères hostiles froides et brusquement
brûlantes comme l’enfer. Longtemps ils errent en silence dans ces
lieux tranquilles. Leurs silhouettes rêveuses se détachent
lentement sur la blancheur mouillée des pierres. Ils vont à
quelques pas l’un de l’autre lui devant elle ou elle devant lui
ils se regardent à la dérobée éloignés l’un de l’autre et
pourtant singulièrement liés.
Quand
l’après-midi aura avancé ils regagneront la maison et il la
régalera de crêpes et de confitures qu’il a préparées Il la
régalera de lui de ces instants passés à se parler se regarder —
ces bruissements.
Elle
partira à la tombée de la nuit. Elle ne reverra pas la chambre dans
l’arbre.
~
Il pleut une pluie fine qui la glace jusqu'aux orteils quand elle
laisse sa voiture dans le parking souterrain d'Euralille. Elle veut
se rendre dans une librairie pour acheter un livre d'E. Morin que lui
a recommandé un ami. C'est un après-midi de printemps mais rien ne
le fait supposer. D'une boutique à l'autre pourtant les couleurs
annoncent l'arrivée de l'été. Elle porte les couleurs sombres de
l'hiver et il lui vient une idée. Elle se précipite dans une des
boutiques et se jette sur les couleurs. Elle commence par acheter une
longue jupe dans les tons orangés qu'elle garde sur elle puis deux
tee-shirts l'un rouille l'autre orange aussi puis elle sort Mais la
boutique suivante l'arrête aussi : une écharpe de soie légère
dans les tons les plus vifs et les plus bariolés vert jaune rose
fluo l'enveloppe bientôt Dans une autre boutique encore elle ôte
ses boucles d'oreilles argentées et met à la place deux grandes
créoles dorées puis glisse à son poignet un bracelet de perles
orange et cuivre dans les tons de sa jupe.
S'étant
de cette façon dépouillée de la froideur de l'hiver elle arrive
aux portes de la galerie qui donnent sur la gare de Flandres.
Elle
s'apprête à ouvrir son parapluie...
mais
déjà le soleil...
~
Dimanche matin. La maison dort. Elle décide d’apprendre à voler.
Sur son vélo elle part le long du chemin de halage qui borde la Lys
à la hauteur de Frelinghien. Elle le quitte à Deulémont et prend
celui qui suit la Deûle vers Quesnoy et plus loin vers Lille. Elle
ne croise presque personne, le marché de Wazemmes doit être rempli
à l’heure qu’il est, il fait si beau pour ce premier dimanche
de septembre. Elle dépasse une péniche à hauteur de Wambrechies.
C'est un peu avant Marquette qu'elle trouve ce qu’elle cherche :
des rails, ceux du tramway touristique qu’ils ont mis en route il y
a quelques années. C’est ici. Elle avance sur quelques mètres
encore, les yeux rivés au sol, guettant l’endroit le plus propice.
Là ! Elle fait passer la roue avant de son vélo dans l’un des
rails, et ça y est... elle s’envole soudain, d'un élan qui
l'emporte vers les eaux de la Deûle (Ah ! elle n’avait pas prévu
de nager aussi...). Les mains et les seins en avant elle atterrit sur
l’épais tapis de trèfle qui recouvre la berge en pente douce à
cet endroit-là et tandis que ses doigts se referment sur cette herbe
porte-bonheur ses jambes se déposent elles aussi et elle sent son
corps pivoter à angle droit pour s’immobiliser enfin, le bout des
pieds à quelques centimètres des eaux noires du canal. Un très
bref instant de surprise et voilà, elle se dit qu’elle sait voler
maintenant. Sur sa gauche approche dans son allure imperturbable la
péniche qu’elle a dépassée il y a quelques minutes à peine.
Elle se relève vite, escalade la berge et reprend son vieux vélo et
sa route. Elle se sent dans un état extraordinaire, elle sourit puis
elle éclate de rire et se met à pédaler de toutes ses forces. La
veille une brume grise enveloppait son esprit, elle se demandait ce
que ce côté-ci, ce versant de sa vie allait lui apporter comme
surprise, et même s’il y aurait encore des surprises, et
aujourd’hui...
~
Quelques
moutons se sont envolés dans le ciel. Des moutons dorés,
incontrôlables, qui flottent là-haut maintenant. Un chien vert les
regarde ondoyer doucement au milieu des nuages d'un blanc laiteux.
C'est pour Lola, les moutons jaunes et le chien vert. Ils lui ont
échappé de la plume tour à tour encrée de mauve, de vert, de
noir, de jaune, de bleu, de rouge — dans un autre coin de la
feuille un écureuil rouge lève la tête aussi vers les moutons,
juste à côté d'une ribambelle d'êtres mauves filiformes qui se
sont mis à grimper le long d'une corde, pour les rejoindre
peut-être, ou pour essayer de les ramener sur la terre ferme.
Ça,
c'est le matin.
L'après-midi,
à la lisière de la forêt de Clairmarais, au beau milieu de la
plaine grise envahie de hauts choux verts, terre gorgée de choux,
air saturé de l'odeur de chou, à quelques minutes de distance l'une
de l'autre, trois embarcations débouchent sur le watergang tandis
qu'elle patauge non loin de lui dans les ornières d'un chemin de
terre. Remplies à ras bord de vieilles et de vieux serrés l'un
contre l'autre, assis sans un geste, l'œil droit, silencieux dans le
froid de cette journée d'automne maussade, les larges barques
emmènent insensiblement le long des canaux de Clairmarais trois
troupeaux compacts d'humains. Ciel d'ardoise pluvieux, eaux ternes,
lourdes, lentes des canaux. Et soudain, dans l'espace vide, un
grognement incompréhensible, la voix d'un haut-parleur, un lieu
semble avoir été désigné, pourtant rien ne se montre dans le
paysage, rien, elle, elle ne voit rien. L'une après l'autre les
barques passent sans faire plus de bruit et disparaissent sous une
arche de saules. Elle se retourne. Elle le voit, immobile dans son
manteau noir, suivre en silence leur lente avancée jusque, après
leur passage, à ces ronds dans l'eau – comme d'une noyade. Au
fond, au-delà des champs, la silhouette de Saint-Omer, avec sa
basilique, se découpe dans la brume.
~
à
Wafa Idris, de Ramallah
De
toutes ses forces contre le vent sur la route qui descend vers
Frelinghien elle pousse son vélo grinçant à une seule vitesse.
Elle ne fend pas l'air. Elle ne ressemble pas à une héroïne de
magazine dans son vieux K.Way bleu foncé et son pantalon de velours
grenat usé aux cuisses. Elle n'a même pas mis de rouge à lèvres.
Elle est sortie dès qu'elle a vu percer un rayon de soleil. Dans la
longue descente les pieds sur le cadre du vélo elle s'est laissée
filer à travers les champs de poireaux les terres labourées noires
luisantes les arbres du bois de la Chanterelle d'où très tôt un
matin elle a vu surgir un renard. Puis il lui a fallu forcer sa route
contre le vent. La campagne est plate jusqu'au mont Noir qu'on voit
bleu-gris au bout du paysage. Ça lui plaît de voir les monts là-bas
et de savoir que plus loin encore au-delà des monts c'est la mer la
mer du Nord et les grandes dunes sauvages vertes et grises face à la
mer entre Zuydcoote et Bray-dunes. En avançant elle rencontre la
pluie — derrière elle la route est encore dans le soleil — mais
c'est une pluie légère qui rafraîchit à peine. Tout à coup sur
cette route déserte dans cette campagne vide tranquille une fanfare
éclate des pépiements par poignées. Elle cherche dans le paysage
désert d'où ça peut bien venir ne voit pas d'arbre qui pourrait
abriter cet orchestre. C'est d'un buisson d'un bout de haie isolé le
long de la route au bord du fossé habité de dizaines d'oiseaux qui
se confondent avec le feuillage — il y a presque autant d'oiseaux
que de feuilles — que jaillit l'opéra l'exécution dense et aigüe
: un buisson musical ! Elle se dit que sa journée est déjà bien
remplie. Plus loin pourtant à la croisée de deux fossés elle va
rencontrer encore quatre beaux canards bariolés qui nagent derrière
de hautes herbes.
Elle
ici secouée par les éléments filant sur son vieux vélo
libre
et
là-bas... très loin mais devenues de jour en jour plus proches des
femmes grillagées des femmes lapidées on dit que certaines se
maquillent sous la boukra qu'elles mettent du rouge sur leurs lèvres
à l'insu de ceux qui veulent les asservir annuler leur corps on dit
qu'elles passent du khôl autour de leurs yeux que nul n'a le droit
de voir dans la rue — un peu de liberté derrière les grilles (qui
aurait dit que se maquiller pour une femme constituerait un jour un
acte de rebellion?)
et
maintenant
là-bas...
très loin des filles très jeunes qui n'ont pas encore connu la
tendresse des mots secrets murmurés à l'oreille la douceur du
baiser de la caresse qui ne connaîtront plus jamais la fraîcheur du
vent ou de la pluie sur leur beau visage ni la lumière du soleil ni
les parfums ni la nuit étoilée se projettent bombes vivantes sur la
cible ennemie offrent leur corps si doux leur vie brûlante pour leur
terre acte d'amour terrible — le seul que leur consente la loi des
hommes de guerre.
~
à
Armand Olivennes
Pendant
des heures elle fouille la terre elle cherche des pierres elle les
prend les frotte dans ses mains elle les retourne les palpe ses
paumes se teintent de rouge sombre Elle veut y retrouver la trace du
temps la marque fossile Elle fouille ces terres qui ne lui
appartiennent pas — à vivre dans la ville on devient timide on
n'ose pas faire un pas de trop sur le territoire inconnu Comme une
voleuse elle retourne les dessous de la terre qui est pourtant un peu
sa terre Le Ventoux dans ses nuages gris et elle à ses pieds dans
les vignes dans les champs d'oliviers de cerisiers Sous la fine pluie
de décembre son corps palpite à se retrouver là
accroupie
à gratter la terre à exhumer quelques traces étonnantes la tête
d'un chien celle d'un homme le dos d'un chameau qu'elle se hâtera
d'offrir dans la chaleur du petit chalet
La
dernière nuit de l'année à minuit les verres s'entrechoquent sous
la masse noire des pins Ils sont sortis pour célébrer le monde
étoilé Elle se faufile à travers le bosquet jusqu'au champ
d'oliviers et s'assied dans les touffes denses du thym Sur la colline
d'en face comme sur les collines plus lointaines qui se déploient en
arc tout autour les lumières des villages remplissent un espace qui
n'est pas le ciel pour élaborer le pan caché de la voûte
Postée
elle-même à flanc de colline dans l'obscurité et le silence
d'arbres anciens d'herbes odorantes d'animaux endormis de la terre en
attente elle se sent soudain transportée devenir un morceau de cette
nuit étoilée rien ne la sépare plus du monde elle a en elle un tel
désir que son corps ne pèse plus qu'elle se détache se met à
osciller au milieu de la nuit à évoluer dans la sphère céleste
avec les autres éléments Elle se dit que quitter de cette façon la
pesanteur terrestre est bien bon que rien ne l'attache plus qu'elle
peut partir maintenant Il lui semble aussi que mourir maintenant ne
serait rien...
Quand
elle les rejoint dans la salle à manger ils se sont mis à chanter
Ils sont cette partie vibrante du monde si clair si intense cette
nuit
Niania et ses Nénuphars, 2002
Textes parus dans la revue Parterre Verbal