Dan Ferdinande, Et ces Délices (recueil)



Jusqu’au grain lisse et blanc des seins nus la gaine grise — fourreau rêche de pierres — emprisonne le corps de nacre bâillonne l’abri doux du ventre enserre le tendre globe lunaire emmure les jambes souples si habiles si promptes d’habitude à se faufiler à s’entortiller dans la ramure de l’autre à se nouer à ne plus faire qu’un tas un monceau ardent de chair soyeuse...
Mais enfermée il demeure juste à clore les yeux la fête intérieure
Femme minérale ouvre la porte océanique déploie large le songe part dériver dans le flux sombre des eaux onduler au cœur des courants accomplir son voyage vers lui dans le ravissement
En escorte son rêve tel un poisson doré se meut lentement
Sur fonds clairs transparaissent les éclats chromatiques d’une mosaïque ensablée : se révèlent les visages irisés des aimés des lieux fluorescents d’où partent des rires des niches fluides où se lover La passagère s’en approche les contemple avec tendresse Ils reprennent vie en elle Ils la traversent et lui donnent vie Ils enluminent sa traversée
Femme de chair et de rêves tente une voie fragile dans l’infini sablonneux cherche à trouver comment s’inventent les clairières comment faire surgir des bois marins aux végétaux ruisselants de lumière comment élever des falaises d’albâtre et divulguer les parois cristallines d’antres mystérieux où — peut-être — elle le retrouvera


(à partir d'un collage de Philippe Lemaire)


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Par quel bout le prendre se dit-elle
Par quel bout la prendre se demande-t-il
— dans le puits kaléidoscopique des myriades de mondes multicolores se font et se défont indéfiniment
Elle tend la main vers son visage
Il ferme les yeux
Pour elle je suis ce monde clos Et ce délice
Il lui montre la lèpre tapie au cœur du jardin des plaisirs Elle voit seulement le grouillement d’hommes et de femmes nus lumineux qui se regardent tranquilles qui se parlent ou se caressent dans une abondance de fruits de bêtes de couleurs
La lèpre... Peut-être ... Mais les caresses !... Le paradis ça n’existe pas — et qui voudrait s’y ennuyer (mais nul ne cherche l’enfer non plus !)
— mondes enclos le plus souvent indéchiffrables ou jalousement gardés surgis dans le paysage aussi soudainement que la tête noire du jeune chat éclose dans l’herbe verte d’un pré une fin d’après-midi d’automne... et tout aussi vivement retirée


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Par quelles voies passait l'amour Les découvertes les surprises les fils tendus les détours les assauts les secrets les mystères les catastrophes les arrangements les inventions le tout inlassablement renouvelé depuis le début du monde Et ce plaisir à le travailler à le ciseler comme un ouvrage précieux en dépit de tout malgré le reste l'éphémère le périssable Les partis-pris Et tout ce questionnement à éclore sans cesse comme si avant rien ne s'était passé


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Sur mon territoire tu entailles le corps des pins légers pour qu' affleure de cette cicatrice blanche la chair parfumée et s’écoule lentement la résine dans la terre rose des pots Détache délicatement du tronc une de ces sphères ambrées — gomme transparente pleine de lumière dorée bonbon au miel — Que du bout du museau d’abord je la hume (elle sent bon!) que du bout de la langue je la lèche que je la retourne que je la goûte sur ma langue (elle n’a pas beaucoup de goût !) que je la croque entre mes fines dents pointues d’un côté de l’autre ça colle j’ai du mal à m’en défaire Tu ris mon aimé ! Caresse mon pelage flamboyant je te laisserai t’approcher tu es le seul pour qui je quitte les buissons enchevêtrés qui dissimulent mon éclair roux aux yeux des hommes le seul qui m’approches que je ne morde pas Presse ta paume tout le long de mon dos jusqu’au bout jusqu’à la chute des reins jusqu’à ce que mes pattes de derrière cèdent sous le plaisir et que mon ventre s’étale sur les aiguilles sur la mousse Je te rendrai ta caresse par de menus coups de langue sur le bout de tes doigts rape vibrante marque tiède mouillée Sussure le nom venu sur tes lèvres pour moi — autre caresse que le vent parfumé répercutera :
— Renelde ! Renelde!... ma petite renarde...
Un jour peut-être je me laisserai prendre dans tes bras Un jour...


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Dans le paysage le soleil illuminait un arbre un seul — feuillage au vert très tendre Les autres se fondaient dans la toile gris sombre du ciel
Ciel plombé toits d'ardoise et entre deux cet arbre — lumineux (c'était l'herbe des prés qui grimpait vers le ciel ?)
Quelqu'un s'est mis à courir a traversé le pré en flottant aérien en direction de cet arbre là-bas pour tenter l'impossible : capturer la fugacité de l'instant lumineux


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Le bois du Mont Kemmel lui plaît
surtout en hiver surtout sous la neige
Vues une fois seulement sous la neige
les grandes colonnes nues
Cette marche presque silencieuse
à travers la solitude du parc
Lui dans le paysage
caracolant
sous la neige qui recouvrait
vite les arbres les prés
le chemin
les deux promeneurs
étonnés de se retrouver là

Un esprit vivace né du bois avait traversé sa vie
trait fulgurant trace vive comme à la chaux chemin de traverse qui coupe l’un en deux —
À jamais cette marque cette greffe imprévisible où l’un se ramifie de l’autre
Il parlait d’excroissance Une greffe plutôt


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Ciel bleu moutons de neige blème
Béance des routes tendues vers le ciel des routes vers
Elle le croise le décroise sur des routes versatiles
Et le perd
cependant que persiste son image dans le chant d'un blé mouvant champ bruissant d'un blé doré dans le vent
Vers le soleil ? Vers la lune ?
Le périple le long des rails humides d'une voie les mène aux rayons ultimes du soleil que décline la nuit



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Vers la tombée de la nuit un visage à travers la vitre — visage si souvent convoqué dans les plis et replis du paysage intérieur qu’au moment où il prend réalité soudain devant elle est-ce qu’elle est vraiment sûre que ça l’étonne ? C’est ainsi qu’elle le voit depuis la première rencontre : son image tellement présente mais tracée à l’encre invisible attendant pour se dessiner la magie de quelque révélateur Depuis le début les premières heures de ravissement
Quelques instants il est là très près Puis brusquement il disparaît à nouveau s’efface dans la nuit venue repart sur son chemin de quête à travers le monde Léger aussi léger que ces fils qui se devinent ou s’inventent d’un être à l’autre




Rue de la Montagne sur le Mont de Bœschèpe elle passe devant un homme occupé à maçonner dans son jardin Elle veut lui dire que sa maison est bien jolie offerte ainsi à tous les vents de la plaine des Flandres Peut-être qu’il l’invitera à entrer à prendre un verre devant la plaine bleue qui file jusqu’à l’horizon comme une mer et sans faire grand bruit quelques instants de sa vie s’entremêleront à ceux de cet homme dans cette toute petite maison qu’il a préparée sur le mont
Mais il ne la voit pas passer
Un peu plus loin devant une autre maison basse un autre homme Il est assis dans un fauteuil tourné vers le mur l’air soucieux Ses doigts passent et repassent sur son front sur ses yeux Elle veut s’approcher de lui et de ses doigts et de ses paumes sur ses yeux fiévreux tenter d’apaiser son inquiétude
Mais il ne la voit pas passer
Devant les maisons suivantes elle ne voit personne

Au pied du mont la plaine s'est assombrie et devient la mer Encore un peu de temps et elle y verra les lumières d'un port l'oscillement de centaines de bateaux minuscules sur l'eau noire


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À la saison froide elle prépare la maison : fleurs fruits noix gâteaux bougies et entrouvre la porte Le vent et la pluie font le reste et la foule d’oiseaux dans le lierre
Pour faire revenir le soleil il leur suffit de se tenir l’un contre l’autre Il l’appelle ou bien l’attrape au vol si elle passe près de lui Ils élisent alors un coin propice à leurs incantations Chuchotements chants sussurés froissements de feuilles d’étoffes effleurements rituels cadencés attirent des ours des loups des fauves engendrent des frondaisons légendaires écartent les nuées


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Dans un champ de mai d'un blé à la barbe verte elle voit de l'étage du bus qui les emmène à la marche européenne d'Amsterdam une trace ronde celle d'un chat gigantesque venu se blottir là et dormir en pelote puis reparti dans sa promenade nonchalante inconscient de la marque laissée si visible pourtant
Ainsi après les caresses l'amoureux délaissant la couche et l'amoureuse qui s'en va indolent se replonger dans le flot quotidien



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Dans la nuit du jardin la Voyeuse épie
Non loin devant elle un homme s’est mis à caresser une femme
Il la tient serrée contre lui dos tourné à lui
Il soulève la robe offre à la vue la blancheur du corps la recouvre de ses mains douces et lentes -- le ventre les seins la bouche les yeux...
Ils lui font face Est-ce qu’ils ne la voient pas ? ils lui sourient dans l’obscurité La femme a l’air heureuse Il y a des murmures des rires étouffés dans l’air
Cependant...
cependant ce n’est pas cette femme là-bas mais la Voyeuse qui sent la chaleur des mains de l’homme sur sa peau 
 

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Lilas violets dans la voûte verte
Les gouttes arrivent
rafraîchissent le jardin assombri
Il ne rentre pas
il veut voir comment tremble le feuillage de l’abricotier
ça l’amuse ce tremblement
Il le regarde en souriant un peu béat

Une autre fois il sort nu sous la pluie
Elle le regarde très blanc
il frissonne dans le vert végétal
sous un ciel de plomb


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Dimanche soir
De retour du Café de La Fontaine à Verlinghem il met un disque sur la platine vinyl C'est Roy Orbison sa voix le fait craquer Elle aussi elle aime sa voix et tous ses morceaux Ils s'enlacent et dansent dans la salle à manger La nuit est tombée... Born again because of you.*.. La voix mélancolique de Roy Orbison... I've just been born again... Il se penche vers elle... Born to be loved by you... C'est ça lui dit-il à l'oreille... Born to walk with you... Born to talk with you... I was born for you... Ils se serrent... Born to die with you... Oui c'est ça dit-elle (elle réécoute plus tard le morceau elle entend Born to be with you, mais c'est ça pourtant les deux c'est ça vivre mourir avec toi... ) Elle a l'oreille collée contre son cœur

 
* Je renais grâce à toi... je viens de naître à nouveau... Je suis né pour être aimé de toi... pour te parler... marcher à tes côtés... je suis né pour toi... pour mourir avec toi...




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Tu es où ?
Dans le noir il répond :
Ici.
Ça la fait glousser Bien sûr qu’il est ici tout près à portée de sa main si elle veut (et elle le veut) le toucher le restituer morceau par morceau après que la lumière ait été éteinte l’effaçant à son regard Elle collera son nez contre son épaule et le humera Sa main droite caressera sa nuque ses cheveux puis ira retrouver une source brûlante du côté de ses reins Il n’y a même pas l’espace d’une main entre lui et elle Si elle glisse son bras le long de son corps elle ne peut que l’allonger au-dessus du sien tellement minuscule est le bateau de leur lit

Ton corps est celui que le monde m’a donné à pétrir à reconnaître Celui qui épouse parfaitement le mien



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Langue légère
à petits coups lancée
tout le long de ses lèvres closes
sur ses paupières serrées
tiède langue sur lui
à menus bouts roses et mouillés
(est-ce que la rate blanche aussi
léchait son rat ?...)
Et cette plage de sable clair
si lisse
juste en bas de son dos
si douce
juste avant le bombé des fesses
un espace pour son délice
poli comme le bois de la table
où ils mangent depuis des années
Voilà
juste le sentir sous sa langue
sous sa paume
à portée de son oreille
de son œil
Juste ça


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Un bruit de moto Elle ne se retourne pas Pas tout de suite Elle se demande qui vient sur ce chemin étroit et isolé Elle se retourne quand le bruit se fait trop proche Il la surprend là au milieu des champs Costume de cuir noir lunettes sombres casque Il porte un deuxième casque avec lui Il comptait donc la retrouver sur les chemins Elle grimpe vite derrière lui heureuse de se serrer contre lui
À Prémesques il prend une passerelle au-dessus de la voie ferrée pour rejoindre d'autres champs Il lui demande de cueillir une gerbe de ces grandes herbes blondes si légères qui bordent le champ De l'avoine sauvage
L'air cet après-midi-là a goût du pain d'épice


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Il l'appelle dans les rues d'une petite ville étrangère alors qu'elle marche déjà dans une autre rue
Un cri Juste une syllabe
Ça éclate au milieu des autres bruits de la ville et l'immobilise
Elle revient sur ses pas
C'est bien lui
Il l'attend à la porte d'une librairie


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Un après-midi du début juillet il lui propose d'aller voir où se trouve l'embranchement qui sépare la Marque de la Deûle vers Wambrechies. Il l'emmène sur sa moto rouge et chromée. Il a enlevé sa chemise, il n'a sur lui que son gilet noir sans manches. Il a l'air d'un motard de Harley avec ses cheveux qui flottent autour du casque, sa crinière argentée (mais ce n'est qu'une 250 Susuki !). Ils trouvent ce qu'ils cherchaient, la Deule se partage bien en deux ici et devient la Marque sur le bras qui file vers la gauche. Puis ils vont boire une bière sur le port de plaisance de Wambrechies. Assis devant le cours placide de la Deûle, il sourit, complètement heureux de découvrir ce petit port fleuri à trois pas de sa maison.
Elle lui montre du doigt le chemin de hâlage qui va de Wambrechies à Quesnoy, la promenade qu'elle a faite la veille à vélo : il lui propose de la refaire à l'envers — elle ne s'y attendait pas. Sur le chemin désert ils enlèvent leurs casques pour sentir la chaleur du soleil, la douceur de l'air et filent lentement le long d'un passage étroit, ensoleillé et jaune d'herbes hautes séchées, qui s'étend loin devant eux. Elle pose son menton sur son épaule, la serre entre son menton et son cou, glisse ses mains sous le fin tissu de coton de son gilet, sur le tissu moite de sa chair. Une balade amoureuse.
Les prés envoient des bouffées de foin coupé et séché. Une fois il s'arrête pour demander l'heure, mais les moutons à tête noire et les vaches ne renvoient que leur regard paisible. Elle lui dit que ce paysage lui rappelle la Camargue, le bras du Petit Rhône bordé de saules. « — Tu vois que ce n'est pas la peine de voyager bien loin, lui répond-il. — Voilà bien ce Lillois qui se retrouve à l'étranger à dix kms de sa ville natale ! — C'est le regard qu'on porte sur les choses qui importe.
D'accord, mais il manque tout de même les parfums. — Attends un peu ! attends une semaine encore que le soleil ait tout brûlé.»
Ils rentrent fourbus, les fesses endolories par la selle, mais brûlants en dedans et pleins d'images.


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Ils se connaissent à peine. Ils ne savent pas encore qu’ils vont bientôt s’aimer. Dans la fraîcheur du jardin feuillu pareil à une petite jungle, dans les derniers rayons de cette journée d’été acidulés comme la chair d’un abricot, assis au milieu d’amis autour d’un plat fumant parfumé d’épices, ils se jettent des œillades à la dérobée. Ils choisissent pour se dévorer le moment où l’autre parle et pris par son discours regarde ailleurs. La Voyeuse les observe, devine ce qui se trame. De son regard, la femme parcourt le visage et le corps de celui qu’elle approche pour la deuxième fois sans doute — peut-être qu’elle se demande si c’est cet homme-là qui dans quelques heures dans quelques jours va entrer dans sa vie. Elle l’écoute parler, le mange des yeux. Et lui volubile, léger, raconte, en appuyant à sa façon sur certains mots, d’une manière presque théâtrale. Brusquement, à un mot qu’il dit, ou à une inflexion de sa voix, étonnée elle se retourne vers la Voyeuse et son visage s’illumine d’un immense sourire, un sourire joyeux qui raconte qu’elle le trouve plutôt amusant, qu’il lui plaît bien, oui, qu’il est à son goût. Et son sourire se transforme en un gloussement silencieux de bonheur qu’elle ne peut réprimer et qui la secoue toute entière.
« Ben voilà quoi, je suis heureux ! » confie l’homme à la Voyeuse quelques temps après.
Déjà il a changé, trouve-t-elle.


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Elle se faufile dans le verger traversé de rouges-gorges Il fait gris et froid dans quelques jours ce sera l’hiver. Elle frappe doucement d’abord puis comme il ne répond pas un peu plus fort mais pas aussi fort que ça bat en elle puis elle pousse la porte dont il a laissé le battant du haut entrebaillé. Elle appelle. Du remuement là-haut une voix. Elle grimpe à l’échelle qui mène à sa chambre une ancienne grange à foin dont il a fait ses lieux. C’est la première fois. Maintenant elle passe la tête et le voit debout Il finit de s’habiller Il boutonne sa chemise ramène en arrière la masse de ses cheveux ondulés. Un sourire un mouvement du visage l’invitent à monter tout à fait. C’est un entassement de livres dans tous les coins des piles très hautes en équilibre par terre au milieu de la pièce contre les murs de briques blanchies à la chaux, sur la table sur la chaise partout. Des branches d’un cerisier collées presque aux minuscules fenêtres basses enserrent deux murs de la chambre la métamorphosent en un large nid. Elle s’immobilise au seuil de ce repaire insolite. Il la laisse le découvrir du regard. Puis il la conduit devant des tableaux posés quelques-uns à même le plancher. Ils s’arrêtent devant une gravure d’un autre siècle. Elle lui en demande l’histoire les personnages. Il raconte. Accroupis l’un près de l’autre ils ne bougent plus se touchent presque osent à peine se regarder. Quand il lui prend la main pour la relever elle a la délicieuse surprise de sentir la rugosité de sa paume. Ils font le tour de ses trésors : des pierres des objets de toutes sortes rapportés de ses voyages des paquets de lettres : il écrit beaucoup tous les jours — à des femmes surtout — une de ses façons de se balader dans le monde. Au moment de s’asseoir, elle ne voit que le lit un grand lit. Mais là blottie dans les plis des draps défaits qu’il vient de quitter une jolie chatte noire et blanche s’éveille à peine s’étire voluptueusement baille exhibe sa petite langue rose ses dents pointues darde ses griffes et pelotonnée à nouveau les paupières mi-closes fixe la nouvelle-venue avec l’indifférence d’une favorite — elle ne concèderait à personne un pouce de territoire celle-là. Elle se retourne vers lui. Un sourire amusé aux lèvres il les observe toutes deux... Elle sourit elle aussi.
Par des chemins devenus boueux sous la pluie fine qui s’est mise à tomber il l’emmène jusqu’à un mémorial indien. Ils pénètrent dans l'enclos circulaire lieu quasi sacré aux grands murs parés de longs versets mystérieux. Dans cet espace magique où quatre cyprès bas semblables à des calices recueillent l’eau glacée du ciel ils se mettent à lire Ils égrènent les noms aux consonnances étranges et leur lecture a les inflexions d’une psalmodie. Il lui montre les symboles gravés dans la pierre le château sous la lune le navire les deux serpents entrelacés... Ils se parlent de ces hommes perdus sur ces terres du Nord étrangères hostiles froides et brusquement brûlantes comme l’enfer. Longtemps ils errent en silence dans ces lieux tranquilles. Leurs silhouettes rêveuses se détachent lentement sur la blancheur mouillée des pierres. Ils vont à quelques pas l’un de l’autre lui devant elle ou elle devant lui ils se regardent à la dérobée éloignés l’un de l’autre et pourtant singulièrement liés.
Quand l’après-midi aura avancé ils regagneront la maison et il la régalera de crêpes et de confitures qu’il a préparées Il la régalera de lui de ces instants passés à se parler se regarder — ces bruissements.
Elle partira à la tombée de la nuit. Elle ne reverra pas la chambre dans l’arbre.


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Il pleut une pluie fine qui la glace jusqu'aux orteils quand elle laisse sa voiture dans le parking souterrain d'Euralille. Elle veut se rendre dans une librairie pour acheter un livre d'E. Morin que lui a recommandé un ami. C'est un après-midi de printemps mais rien ne le fait supposer. D'une boutique à l'autre pourtant les couleurs annoncent l'arrivée de l'été. Elle porte les couleurs sombres de l'hiver et il lui vient une idée. Elle se précipite dans une des boutiques et se jette sur les couleurs. Elle commence par acheter une longue jupe dans les tons orangés qu'elle garde sur elle puis deux tee-shirts l'un rouille l'autre orange aussi puis elle sort Mais la boutique suivante l'arrête aussi : une écharpe de soie légère dans les tons les plus vifs et les plus bariolés vert jaune rose fluo l'enveloppe bientôt Dans une autre boutique encore elle ôte ses boucles d'oreilles argentées et met à la place deux grandes créoles dorées puis glisse à son poignet un bracelet de perles orange et cuivre dans les tons de sa jupe.
S'étant de cette façon dépouillée de la froideur de l'hiver elle arrive aux portes de la galerie qui donnent sur la gare de Flandres.
Elle s'apprête à ouvrir son parapluie...
mais déjà le soleil...


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Dimanche matin. La maison dort. Elle décide d’apprendre à voler. Sur son vélo elle part le long du chemin de halage qui borde la Lys à la hauteur de Frelinghien. Elle le quitte à Deulémont et prend celui qui suit la Deûle vers Quesnoy et plus loin vers Lille. Elle ne croise presque personne, le marché de Wazemmes doit être rempli à l’heure qu’il est, il fait si beau pour ce premier dimanche de septembre. Elle dépasse une péniche à hauteur de Wambrechies. C'est un peu avant Marquette qu'elle trouve ce qu’elle cherche : des rails, ceux du tramway touristique qu’ils ont mis en route il y a quelques années. C’est ici. Elle avance sur quelques mètres encore, les yeux rivés au sol, guettant l’endroit le plus propice. Là ! Elle fait passer la roue avant de son vélo dans l’un des rails, et ça y est... elle s’envole soudain, d'un élan qui l'emporte vers les eaux de la Deûle (Ah ! elle n’avait pas prévu de nager aussi...). Les mains et les seins en avant elle atterrit sur l’épais tapis de trèfle qui recouvre la berge en pente douce à cet endroit-là et tandis que ses doigts se referment sur cette herbe porte-bonheur ses jambes se déposent elles aussi et elle sent son corps pivoter à angle droit pour s’immobiliser enfin, le bout des pieds à quelques centimètres des eaux noires du canal. Un très bref instant de surprise et voilà, elle se dit qu’elle sait voler maintenant. Sur sa gauche approche dans son allure imperturbable la péniche qu’elle a dépassée il y a quelques minutes à peine. Elle se relève vite, escalade la berge et reprend son vieux vélo et sa route. Elle se sent dans un état extraordinaire, elle sourit puis elle éclate de rire et se met à pédaler de toutes ses forces. La veille une brume grise enveloppait son esprit, elle se demandait ce que ce côté-ci, ce versant de sa vie allait lui apporter comme surprise, et même s’il y aurait encore des surprises, et aujourd’hui...


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Quelques moutons se sont envolés dans le ciel. Des moutons dorés, incontrôlables, qui flottent là-haut maintenant. Un chien vert les regarde ondoyer doucement au milieu des nuages d'un blanc laiteux. C'est pour Lola, les moutons jaunes et le chien vert. Ils lui ont échappé de la plume tour à tour encrée de mauve, de vert, de noir, de jaune, de bleu, de rouge — dans un autre coin de la feuille un écureuil rouge lève la tête aussi vers les moutons, juste à côté d'une ribambelle d'êtres mauves filiformes qui se sont mis à grimper le long d'une corde, pour les rejoindre peut-être, ou pour essayer de les ramener sur la terre ferme.
Ça, c'est le matin.
L'après-midi, à la lisière de la forêt de Clairmarais, au beau milieu de la plaine grise envahie de hauts choux verts, terre gorgée de choux, air saturé de l'odeur de chou, à quelques minutes de distance l'une de l'autre, trois embarcations débouchent sur le watergang tandis qu'elle patauge non loin de lui dans les ornières d'un chemin de terre. Remplies à ras bord de vieilles et de vieux serrés l'un contre l'autre, assis sans un geste, l'œil droit, silencieux dans le froid de cette journée d'automne maussade, les larges barques emmènent insensiblement le long des canaux de Clairmarais trois troupeaux compacts d'humains. Ciel d'ardoise pluvieux, eaux ternes, lourdes, lentes des canaux. Et soudain, dans l'espace vide, un grognement incompréhensible, la voix d'un haut-parleur, un lieu semble avoir été désigné, pourtant rien ne se montre dans le paysage, rien, elle, elle ne voit rien. L'une après l'autre les barques passent sans faire plus de bruit et disparaissent sous une arche de saules. Elle se retourne. Elle le voit, immobile dans son manteau noir, suivre en silence leur lente avancée jusque, après leur passage, à ces ronds dans l'eau – comme d'une noyade. Au fond, au-delà des champs, la silhouette de Saint-Omer, avec sa basilique, se découpe dans la brume.


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à Wafa Idris, de Ramallah


De toutes ses forces contre le vent sur la route qui descend vers Frelinghien elle pousse son vélo grinçant à une seule vitesse. Elle ne fend pas l'air. Elle ne ressemble pas à une héroïne de magazine dans son vieux K.Way bleu foncé et son pantalon de velours grenat usé aux cuisses. Elle n'a même pas mis de rouge à lèvres. Elle est sortie dès qu'elle a vu percer un rayon de soleil. Dans la longue descente les pieds sur le cadre du vélo elle s'est laissée filer à travers les champs de poireaux les terres labourées noires luisantes les arbres du bois de la Chanterelle d'où très tôt un matin elle a vu surgir un renard. Puis il lui a fallu forcer sa route contre le vent. La campagne est plate jusqu'au mont Noir qu'on voit bleu-gris au bout du paysage. Ça lui plaît de voir les monts là-bas et de savoir que plus loin encore au-delà des monts c'est la mer la mer du Nord et les grandes dunes sauvages vertes et grises face à la mer entre Zuydcoote et Bray-dunes. En avançant elle rencontre la pluie — derrière elle la route est encore dans le soleil — mais c'est une pluie légère qui rafraîchit à peine. Tout à coup sur cette route déserte dans cette campagne vide tranquille une fanfare éclate des pépiements par poignées. Elle cherche dans le paysage désert d'où ça peut bien venir ne voit pas d'arbre qui pourrait abriter cet orchestre. C'est d'un buisson d'un bout de haie isolé le long de la route au bord du fossé habité de dizaines d'oiseaux qui se confondent avec le feuillage — il y a presque autant d'oiseaux que de feuilles — que jaillit l'opéra l'exécution dense et aigüe : un buisson musical ! Elle se dit que sa journée est déjà bien remplie. Plus loin pourtant à la croisée de deux fossés elle va rencontrer encore quatre beaux canards bariolés qui nagent derrière de hautes herbes.
Elle ici secouée par les éléments filant sur son vieux vélo
libre
et là-bas... très loin mais devenues de jour en jour plus proches des femmes grillagées des femmes lapidées on dit que certaines se maquillent sous la boukra qu'elles mettent du rouge sur leurs lèvres à l'insu de ceux qui veulent les asservir annuler leur corps on dit qu'elles passent du khôl autour de leurs yeux que nul n'a le droit de voir dans la rue — un peu de liberté derrière les grilles (qui aurait dit que se maquiller pour une femme constituerait un jour un acte de rebellion?)
et maintenant
là-bas... très loin des filles très jeunes qui n'ont pas encore connu la tendresse des mots secrets murmurés à l'oreille la douceur du baiser de la caresse qui ne connaîtront plus jamais la fraîcheur du vent ou de la pluie sur leur beau visage ni la lumière du soleil ni les parfums ni la nuit étoilée se projettent bombes vivantes sur la cible ennemie offrent leur corps si doux leur vie brûlante pour leur terre acte d'amour terrible — le seul que leur consente la loi des hommes de guerre.



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à Armand Olivennes


Pendant des heures elle fouille la terre elle cherche des pierres elle les prend les frotte dans ses mains elle les retourne les palpe ses paumes se teintent de rouge sombre Elle veut y retrouver la trace du temps la marque fossile Elle fouille ces terres qui ne lui appartiennent pas — à vivre dans la ville on devient timide on n'ose pas faire un pas de trop sur le territoire inconnu Comme une voleuse elle retourne les dessous de la terre qui est pourtant un peu sa terre Le Ventoux dans ses nuages gris et elle à ses pieds dans les vignes dans les champs d'oliviers de cerisiers Sous la fine pluie de décembre son corps palpite à se retrouver là
accroupie à gratter la terre à exhumer quelques traces étonnantes la tête d'un chien celle d'un homme le dos d'un chameau qu'elle se hâtera d'offrir dans la chaleur du petit chalet
La dernière nuit de l'année à minuit les verres s'entrechoquent sous la masse noire des pins Ils sont sortis pour célébrer le monde étoilé Elle se faufile à travers le bosquet jusqu'au champ d'oliviers et s'assied dans les touffes denses du thym Sur la colline d'en face comme sur les collines plus lointaines qui se déploient en arc tout autour les lumières des villages remplissent un espace qui n'est pas le ciel pour élaborer le pan caché de la voûte
Postée elle-même à flanc de colline dans l'obscurité et le silence d'arbres anciens d'herbes odorantes d'animaux endormis de la terre en attente elle se sent soudain transportée devenir un morceau de cette nuit étoilée rien ne la sépare plus du monde elle a en elle un tel désir que son corps ne pèse plus qu'elle se détache se met à osciller au milieu de la nuit à évoluer dans la sphère céleste avec les autres éléments Elle se dit que quitter de cette façon la pesanteur terrestre est bien bon que rien ne l'attache plus qu'elle peut partir maintenant Il lui semble aussi que mourir maintenant ne serait rien...
Quand elle les rejoint dans la salle à manger ils se sont mis à chanter Ils sont cette partie vibrante du monde si clair si intense cette nuit




Niania et ses Nénuphars, 2002
Textes parus dans la revue Parterre Verbal