17 juillet 2011
Cher D.,
Je ne saurais pas non plus, d’ici de ce jour, revenir à ta peau : non à celle qui surgit se dresse dans la lumière, mais à celle, autre, qui vit dans les plis du monde ― invisible au soleil.
Il y a cependant ton corps encore juste derrière mon corps immédiatement tangible sur lequel je peux me retourner dont même je peux arracher la matière les reliefs les aspérités
Mais j’en ai perdu, déjà, toute préhension possible : parce que l’infini lui-même en a avalé ― de ce côté-ci du monde ― l’épaisseur la densité et, dans ce geste, la possibilité d’une caresse d’un toucher d’une saisie ; parce que tes tissus, quoiqu’immenses quoique fabuleux, restent toujours ces-corps-autres-à-mon-corps ― irréductiblement cachés sous des couches sous des feuillets de mondes ; parce que je ne parviens pas, surtout, ― depuis ce visage du ciel ―, à tisser ta chair dans ma chair. Alors je cherche, toujours, le champ de ta peau, le toucher de son grain : son visage parmi tous les visages ― dans le désir, rêvé, de l’étreindre jusqu’au fond.
Dans la conscience aussi presque imaginaire qu’elle m’est déjà donnée chaque jour à chaque instant ainsi sous les doigts elle et ses pigments et ses teintes et plus loin son monde son soleil son infini
*
18 juillet 2011
Cher D.,
Je voudrais descendre ce jour de juillet au fond de tes vallées basculer depuis le sommet de ton monde jusque dans ses creux Non que ce possible ne me soit pas donné mais qu’il ait pris déjà les formes du désir non que je ne sache pas dessiner ce geste mais que je dévale déjà dans ce jour immense d’été les échelles vertigineuses de ton monde que je glisse d’ici le long de tes cavités de tes brèches traversant ainsi tes frontières et ta terre depuis à nouveau tes cimes du haut toujours des arêtes des crêtes de ton monde
*
27 juillet
2011
Cher D.,
Je
repense, aujourd’hui, à tous ces jours passés dans ton corps : à
ce temps, déjà impalpable, qui nous précède qui nous suit ―
plongeant, depuis cette pensée qui s’enfonce, qui se retourne,
dans la possibilité du souvenir ; remontant, de ce jour, dans ces
jours, dans tous ces jours.
Revenant,
surtout, dans les allées du monde ― dans ces paysages ces lieux
qui sont nés, infinis, sous nos corps.
Et c’est
comme si ces espaces s’étaient infiltrés, tous, dans les couloirs
de la mémoire : comme s’ils étaient, les uns les autres, devenus
des tranches de souvenirs. Le monde entier, alors, me revient (« le
monde » : non tel qu’il est, dans tous les yeux, mais comme
fond, seul, de nous-mêmes, comme reste, seul, en arrière de
nous-mêmes : comme trace de nos visages ― ainsi qu’il a brillé,
et rien autre, dans nos visages ; ainsi qu’il s’est reflété, et
rien autre, au fond de nos visages, puis derrière, à jamais, dans
l’espace la sphère du souvenir) : sous la couleur, immense, de
la réminiscence ― la mémoire, humus de nous-mêmes, se changeant
presque en Terre ; la Terre elle-même, surtout, découvrant sa
possibilité de ressouvenance (ainsi de ses régions fondues dans
nos corps : de tous ces jours à Argentan, et à Lille autrefois ; de
ces passages dans tous les villages d’ici, alentour ― plus loin,
de ces voyages à Houlgate, à Caen, à Rouen, à Chartres, à Paris,
à Naples et infiniment en amont, derrière, même, la couche
l’épaisseur sans fin du ciel).
Plus que
le monde alors, il reste ici la réversibilité du monde :
possibilité s’ouvrant d’une flexion d’une déclinaison de
lui-même ; d’un retournement de son espace en espace de la mémoire
(« possibilité » [plus immense encore] : de devenir autre à
lui-même, d’oublier jusqu’à son visage, jusqu’à la tournure
la silhouette de son visage, pour fléchir du côté de nos corps,
seul reflet en arrière ― dissimulé dans les profondeurs dans les
souterrains du tangible, sous les strates, opaques, [démesurées],
de notre chair, là où l’un et l’autre sommes plus que
l’obscurité plus que la nuit : plus que la nuit, seule, dans le
ciel, en haut du ciel).
Mais je
n’oublie pas pourtant, de ce jour, malgré ce basculement du monde
en souvenir, malgré l’irruption du monde entre ce que nous sommes
et ce que nous fûmes ― l’apparition aussi, immense, de son
espace et de ses lunes de ses planètes ; je n’oublie pas : ce
que nous avons été, terreau de ce que nous sommes, ni tes yeux
ni ta bouche d’autrefois, qui me traversent, d’ici, comme une
lumière comme un feu ― plus forts que le monde entier, plus
souterrains que ses champs infinis. Alors me reviennent, mon amour,
comme des bouffées de couleurs : tes visages dans le ciel
d’Italie, tel jour, sous un premier soleil, dans les rues colorées
de telle ville du monde ; me reviennent : ces images comme des
corps traversant mon corps, passant au travers de mon corps comme la
foudre et la nuit ensuite le noir l’invisible (« l’invisible »
? Qui ne désigne pas ce qui n’est pas visible ― mais ce qui
se tient derrière le ciel au loin tout au bout : mais ta
chair [son rayonnement] dans l’espace, comme un pont de soleil
Alors le
monde peut continuer d’être, et tous ceux qui, tout autour, y
voient le jour avant la nuit : tant que me reste que me revient cette
passerelle ensoleillée et ses couleurs ― radieuses ― et ses
étoiles ; tant que me remonte, ainsi ― par évocations par éclairs
―, la voûte ravie de ton corps ; tant, donc, qu’elle
pousse du passé, souveraine ― à travers l’écoulement du temps,
comme une résurgence (presque une apparition), ici, en ce
jour de lumière, au fond (derrière le fond) de mes yeux.
Alors
surtout : te voici en ce jour italien toi tout entier comme tu ne
seras jamais plus porté à chaque pas par une silhouette qui semble
arriver surgir jaillir de l’infini te voici
majestueux dans cette chair retournée fuyant toujours au-delà de la
ligne d’horizon courant au devant de moi le long de la Via dei
Tribunali cherchant par-delà toi-même ce qui brille ce qui flambe
de l’or et du soleil à nouveau te voici mon amour en amont et plus
loin que ce jour où je t’écris tel que je t’ai vu à cet
instant ce mercredi de septembre
Mais as-tu
réellement
couru, pourtant, dans ce visible que je retrouve : ton corps est-il
ainsi parti vers l’avant, au-devant du (dans
le)
soleil ? (Car
c’est depuis le rêve, ici, et depuis toutes ses sphères
d’espérance, que je viens t’écrire ― aspirant, plus qu’à
ce souvenir, immense, éclatant,
revenu comme du fond du monde, à la soif, presque ivre, de ce
souvenir : souhaitant, plus que de te retrouver dans cette Italie,
t’imaginer,
te
rêver
[« te
rêver »
: non pas dans le sommeil, ni même dans les yeux ouverts, mais dans
ce qui échappe à l’un comme à l’autre, dans ce qui reste après
la nuit après le jour, et les images de la Terre, et l’obscurité
au fond de toutes les paumes, et l’éblouissance de la mer aussi
*
Noémie Parant est née à Aix-en-Provence en 1981. Elle vit à Vimoutiers (Normandie) en compagnie de Denis Ferdinande, écrivain et plasticien. Doctorante en philosophie, elle a publié « Quatre lettres à D. » (Éditions Tarabuste, printemps 2011) et dirigé, en collaboration avec Natalie Depraz, l’ouvrage : L’écriture et la lecture : des phénomènes miroir ? L’exemple de Sartre (PURH, octobre 2011). Les mots et les mains (Éditions Corlevour, 2013).