Trois fois rien c'est tout, Anne Letore, Annie Wallois, Dan Ferdinande, recueil (extraits)

Collage de couverture : Patricia Prince
(Saint André-lez-Lille, F)

Recueil Les Dé/mailleuses, 2009



ANNIE WALLOIS

...Juste un frémissement…

De petites choses sans gravité
Le florilège de minutes
Parfois soustraites à l'éveil de nos sens
Et que l'on traverse distraitement
De semis piétinés qui ne lèveront plus
À moins qu'à la faveur d'un repos dans l'instant
Ne s'ouvre l'espace de leur résonance
Et n'advienne ce peu
La légère vibration d'un temps sans événement

Rien que la buée sur l'ovale d'un grain de raisin

La forme d'une pie qu'on n'a pas vue se poser
À quelques centimètres tellement immobile
Qu'on la dirait percluse de saisons
Laissée là depuis toujours

La brindille au bec du héron
Nous dépêchant l'illusion du renouveau
Une répétition censée nous faire oublier
Qu'un unique printemps nous est dévolu

Il existe pourtant une saison qui vous rattrape, tardivement parfois. Il me revient cette scène de retrouvailles à Gaza entre une mère et sa fille abandonnée depuis des lunes. Leur étreinte, interminable d'avoir à contenir avant que de les écraser, en une violente et frénétique contraction du temps, les années d'absence et d'éloignement. Pour que tout refleurisse. Ainsi va le printemps…À ta façon tu fais renaître sous tes doigts le vert de l'écorce quand tu excaves la chair d'un quartier de melon brandi entre nos deux visages comme un croissant de lune...
[...]

*

ANNE LETORÉ

Alors…

Inutile de le nier, rien n’est vraiment pas grand chose.
À peine une poussière de matière, et encore, c’est parce que je veux absolument, oui, entendez bien absolument pas un autre mot moins catégorique, moins défini, je veux matérialiser le rien, lui donner une consistance, une chair, voire une ossature pour y modeler dessus une autre consistance, une autre chair. Celle de mes petites choses que j’éparpille au vent des souvenirs et des oublis. Ces petites choses qui me réchauffent à peine le bout des doigts, sourds à toute tentative d’approche de ces petits riens qui me chatouillent, me démangent, me font colère ou bonheur, selon la saison. Oh, c’est rien, je le sais bien. Ça pisse comme une goutte au vent, en silence, ça crisse comme un gravier sous le pas du promeneur, rien, invisible, mais quand ça rentre dans le pied, si on n’y fait pas attention, ça s’infecte, ça pus-qui-coule-tout-le-temps. Et les autres ils disent : mais c’est rien, faut juste enlever cette petite chose ! Non, non, non et non. Si je veux, moi, laisser ce corps étranger dans mon corps qui m’est tout aussi étranger ? Puis un jour, à force de laisser pourrir ces petites choses en nous, on boîte, on claudique à vie à cause de ces petits riens que la vie parsème, et qu’on entretient bien proprement comme on cire nos chaussures, faut que ça brille. Si on voulait, on créerait un engrais spécial pour faire pousser ces petits riens. Quand on nous visiterait, on serait fier de jouer le guide, de montrer nos cultures de riens, nos petites choses que l’on taille comme bonzaï, que l’on arrose à heure fixe, histoire de rester en vie. Oh, je vous entends : il exagère tout de même ! À peine. Le rien que j’énonce, est une once, pire un maelström d’une chose impalpable, que mes doigts gourds s’obstinent à ne pas vouloir toucher. Pourquoi ? Parce qu’ils aiment les trucs énormes, gigantesques, monstrueux. Je répète, énormes, gigantesques, monstrueux. Comme ma pute. Evidemment, toi, ta vie n’est pas grand chose. Toujours couchée, ou presque. Dis, t’entends au lieu de roupiller ? Un rien est-il autre chose qu’un tout monstrueux ? Allez, réponds, merde ! Parle-t-on de petit tout ? Non, et pourquoi ? Parce que ça fait petit. Nain. Na. Petit, minuscule, infinitésimalement ridicule de petitesse, de mesquinerie, de rabougri riquiqui… Une chose ténue, fragile, cassable… et les mots s’enchaînent sans réflexion, sans intention particulière, juste comme ça, dans leur étroitesse singulière de venir d’un néant et d’y repartir dare-dare, parce qu’après tout, un mot c’est quoi ? Prenons le mot amour, ça vient d’où ? d’un néant, d’un rien qu’on habille de caresses, et encore, ça c’est dans les premiers temps… Merde. T’as fini de roupiller ? Et basta. Ah ! J’allais oublier ! Le grand rien et le petit rien. Y’a un type qui en a déjà causé. Tu ne le connais pas. Tant pis pour lui. Alors, […]

*

DAN FERDINANDE

Dedans…
La nuit s’est révélée
de lait et d’étoiles
quand j’ai soulevé le store
pour mieux te voir
toi
ton corps pâle
sur le drap clair

Notre chambre sous le toit
flottait au-dessus du village
semblait fendre le ciel
au rythme de notre balancement
moi dessus toi
toi dessus moi
sens dessus dessous

Dehors…
D’un côté à l’autre du petit jardin
le vent soudainement levé
a fait gonfler le feuillage nouveau
l’a balancé furieusement l’a soulevé enlevé
a couché puis levé l’herbe déjà haute
jusqu’à saturer l’espace d’un tourbillon de vert
effacer toute trace de ciel
jusqu’à faire battre mon cœur un peu plus vite
de la même façon que la surprise
au détour d’une rue de la grande ville
de reconnaître à l’improviste
la silhouette de l’un ou l’autre de nos fils

Dedans...
La maison est silencieuse
sans musique sans bruit
Il est sorti
Je préfère entendre les touches du clavier
de son ordinateur
ou un air d’opéra ou un morceau de rock
Je n’aimerais pas la maison sans lui
La nuit est tombée depuis une heure
Je guette le ronflement de sa moto
Qu’il revienne vite !
Que la fête recommence !

Dehors…
Vous faites le défilé ?
Oui je manifeste… Je fais grève et je manifeste.
Vous allez où ?
On est partis de la Porte de Paris, on est passés par la gare puis ici par la rue Nationale et là on va remonter la rue Solférino jusqu’à la Préfecture. Et vous qu’est-ce que vous faites là toutes les deux ?
On vous suit. Vous allez faire quoi après ?
Après ?
Oui, après le défilé, vous allez faire la fête ?
(Zut alors quelle belle idée ça, la fête ! est-ce que quelqu’un y aurait pensé ?)
Non… pas la fête… (ah mais quel regret !)
Quoi alors ?
On ira boire un petit verre entre amis puis on rentrera à la maison...
Les deux toutes petites curieuses et souriantes ne me demandent même pas une pièce. Elles me quittent en sautillant, s’avancent dans la foule jusqu’à d’autres manifestants à qui elles se mettent à parler comme si elles les avaient toujours connus.
[...]

*

Recueil Trois fois rien c'est tout
Prix de vente : 5 euros port compris
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Annie Wallois annie.wallois@gmail.com