Claire
Bretécher a dessiné « les frustrés » pour se moquer des lecteurs (dont
elle) de l’Obs, et Guy Ferdinande « les dépliés » pour rire à ses
propres dépens, à ceux des lecteurs, revuistes ou non, de sa revue,
pardon, « poézine script’n’graph », pardon, « marotte », et par
extension aux dépens du « microcosme ». Le nom de l’auteur a changé, au
gré des hétéronymes (Zerbin Buler, Efendi Durganÿ, Zarbi le Ch’ti…),
celui de la « marotte » aussi, du « dépli amoureux » à « Comme un
terrier dans l’igloo » et « L’igloo dans la dune », en passant par « Le
grand hors jeu ! » et « le grand Nord ! ». Autant dire que la revue
n’est pas plus une fin en soi, attachée à la promotion de son titre
comme à celle d’une image de marque, que Guy Ferdinande n’est un
« revuiste ». Alors qui ? Quoi ? Métamorphose, devenir, musique. Gilles
Deleuze, dont Ferdinande a suivi les cours à Vincennes, parlerait de
pensée nomade, d’art « tourbillonnaire ».
Oublions donc la revue pour nous réjouir de ce montage-assemblage
inédit où alternent textes et planches de bandes dessinées, non sans
passerelles entre les pages de prose et celles de petits Mickeys où l’on
ne trouvera pas la souris divinisée, pour cause de triscèle, par
Lafcadio Mortimer, mais un canard qui ressemble à Géo Trouvetou. Loin
des studios Disney, on pensera plutôt à Benjamin Rabier (Gédéon), Calvo (Moustache et Trottinette),
et surtout Philippe Corentin : la dernière image d’une planche où
derrière, puis devant un chat assis sur le bord du trottoir, qui
s’interroge sur la folie, passe un basset à tête de Guy Ferdinande (un
Guy Ferdinande à corps de basset), est traversée par une banderole :
« Souvenez-vous de Plouf et Patatras ! ». On croisera aussi des crapauds
et reptiles plus ou moins préhistoriques ou fabuleux, hybrides comme
les centaures de Fred ou monstrueux comme la faune de Jérôme Bosch.
C’est de ce peintre qu’il faut rapprocher ce Guy Ferdinande qui signe
« Rumour », alors que ses dessins rassemblés fin 2013 dans un beau
volume publié par L’Âne qui butine, évoquent plutôt Ensor et Clovis
Trouille, parmi de nombreuses citations. Tout déglinguant
s’ouvre d’ailleurs sur une image pleine page dont le haut est occupé par
une salle de musée où les visiteurs longent des murs couverts de
tableaux, et le bas par la même salle dont les murs sont vides, et où
les visiteurs contournent les tableaux entassés. Légende : « Comment
l’installation vint au musée ! ».
Il y a de la calligraphie dans le phylactère, et de la philosophie «(ou
« filousophie », ou « phyllosophie ») dans le boudoir où devisent
textes et dessins. La question philosophique par excellence est :
« qu’est-ce que c’est ? ». Dire ce qu’est une bête revient à dire ce
qu’est un homme, et inversement. « Et tant pis si l’écart qui sépare
l’homme du chimpanzé est infiniment moindre que celui qui sépare le
chimpanzé de la palourde ! Il n’y a pas si longtemps, faut-il le
rappeler, l’homme blanc considérait l’homme noir comme une bête et lui
infligeait un sort qu’il n’eût jamais infligé à son chien. Je repose ma
question : sait-on vraiment ce qu’est un humain, c’est-à-dire ce que vaut
un humain ? Un humain est une appréciation relative sur un nom
arbitraire, par exemple sur le marché de l’humanité, un Chickasaw ou un
Palestinien ne valent rien à côté d’un beau Rafale (ni un Français
d’ailleurs !) (…) Une bête est un être qui n’a pas besoin de blabla pour
survivre, un être bien mieux fait que l’être humain, et que j’admire ».
Le personnage qui tient ce discours est doté de quatre antennes et fait
des moulinets avec des avant-bras sans bras. Il s’adresse à un être à
oreilles pointues et courte trompe d’éléphant, monté sur ressort, qui
fait le beau.
À la question « qu’est-ce qu’un poète ? » répond un défilé où la
coiffure et quelques accessoires distinguent les poètes du lundi,
« féaux du premier jet », de ceux du mardi, cultivant à la fois vers et
pommes, du mercredi, « camelots d’insanités hardcore », qui « sont nos
performers, ils hantent à poil les supermarchés en clamant la nudité de
l’être avant que le pékin n’ait eu le temps de faire caddy ! ». Les
« romantiques de sortie » posent de-ci, grattent de-là, tandis que « les
poètes de la marée basse (…) n’attendent jamais demain pour nous raser
gratis », suivis par ceux du « buffet de la gare » (le samedi) et les
dominicaux « gardiens de la chute », qui « ne mangent pas de pain pour
mieux se rendormir sur leurs lauriers en attendant le dégel ». Ce que vaut un humain ? Ce que vaut
un poète ? « Profitez-en, les poèmes sont vraiment pour rien en ce
moment ! (…) Mais vous avez le temps, la vie est vraiment pour rien en
ce moment, il faut en profiter ».
Qu’est-ce que la démocratie ? Sous ce mot donnant son titre à une prose, on peut lire : « [en kit] », puis au-dessous « (en solde) », au-dessous [en l’état, pièces détachées]
, enfin : « Faire propositions si intéressé ». Chute ? « Un projet de
loi a prévu de couper les allocs à ceux qui ne chanteront pas La Marseillaise pour le retour du pioupiou patriote et les roustons à ceux qui chanteront Ça vaut mieux que d’attraper la scarlatine ».
On le voit, la philosophie n’est jamais bien loin du politique, la
religion non plus. « Je sais que la mort précède la vie, l’effet la
cause, les idéologies les religions, les religions leur divin enfant ».
Qu’est-ce qu’un dieu ? « Ce qui fait d’un dieu un dieu, ce n’est pas son
caractère transcendant —le magistère de la religion est bien plus
prosaïque qu’on ne croit—, c’est l’étendue de son territoire,
l’expansion vitale de son empire. Si les poisseux monothéismes
s’envoûtent eux-mêmes avec leurs dogme et morale, c’est bien parce que
les occupations territoriales nécessitent de ne plus voir qu’une seule
et même transcendance ». Dire « je crois », c’est conjuguer croire et
croître. Marx ne l’ignorait pas (« Accumulez, c’est la loi et les
prophètes ») : « la croissance est une affaire de croyance ».
Cette philosophie du quotidien est une poétique, même si au poème elle
préfère le noème (un autre ouvrage du même a pour titre Noèmes pour l’immanence).
Guy Ferdinande cite Adamo, Enrico Macias ou Claude François plus
volontiers que Martin Heidegger. Il ne néglige pas le calembour : la
« recette du coco vain » est un titre digne de Michel Ohl. Mais
l’attention au quotidien et au politique ne se laisse pas fixer son
timing par « l’actualité ». Dans la « marotte » comme ici, on se donne
« le droit de faire attention à l’enchaînement des associations d’idées
qui n’en finissent pas de nous traverser le ciboulot, cette attention
portée aux choses toute tirée par les cheveux qu’elle soit paraissant
être la définition même du temps, le temps furtif, rare, que met en
bière la temporalité ambiante… ».
Pratiquant avec Dan « l’apprentissage de ces flûtes à col ouvert qui en terre d’Islam s’appellent ney ou nay et des Balkans à l’Arménie kaval, caval, blul,
etc. », Guy Ferdinande se pose la question « est-ce le flûtiste qui
apprivoise l’instrument ou l’instrument qui apprivoise le flûtiste » ?
Nous ne nous demanderons pas qui, ou quel, il est. « Dire ce que je suis
ou qui je suis (ou pas) relèverait d’une de ces fadaises qu’il faut au
littérophile pour proroger l’assurance que le monde tient dans un
livre ». Par « goût d’apprendre », il change d’instrument, passe de la
« marotte » au roman (Un fantôme de Lille), du dessin à la
flûte ou à l’oud (il faudrait nommer chacun des instruments de
l’orchestre planétaire qui habite la maison de Lompret), de la photo à
la vidéo. Et peu importe que l’on appelle cela poésie, art, philosophie,
politique, éthique, ou fantaisie. Tant qu’il les défie, il tient en
échec les diviseurs, les coupeurs d’humanité en tranches étiquetées sous
cellophane. Il leur oppose une machine de guerre aussi contagieuse
qu’une jam-session.
http://www.sitaudis.fr/Parutions/tout-deglinguant-de-guy-ferdinande.php
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