UN OPÉRA
FABULEUX
On ne présente pas les dessins de
Guy Ferdinande. Ils se présentent eux-mêmes dans une revue,
« marotte » plutôt, dont ils occupent souvent les pages centrales. En
échange, elle les marque d’un pli central. Il y a osmose, échange. Des dessins,
avec une revue autour ? La résistance aux premiers (symptôme de leur
pertinence) opère un tri, abandonnant à l’entrée de la seconde les conformistes
soudain privés de leur confort, les rétines frileuses, les imaginations
coincées. Lire Guy, ou Dan, dans le texte, peut aider à lire ces dessins, car
il faut les lire, ils ne sont là ni pour décorer ni pour s’enfermer, sans rien
qui dépasse, dans le packaging d’un « concept ». Ils racontent,
crient, chantent et dansent. Mais commençons par Dan dessinant, par des mots,
Guy dessinant, dès l’enfance, donc chez ses parents, dans le quartier des
Bois-Blancs à Lille, et si des ponts ont vite été coupés entre l’ado rocker et
le père coupeur de cheveux et de pointes de boots, le dessin est resté un fil
tendu entre eux. Écoutons Dan :
« Et ces cheveux dans le cou,
viens ici que je te les tonde. Mais il ne touchait pas à ta mèche. C’est
pourtant lui qui t’emmenait voir tous les péplums, tous les westerns qui
passaient dans les différents quartiers de la ville, lui qui te donnait le goût
du marché de Wazemmes, qui appréciait les petits personnages que tu dessinais
minutieusement en marge de tes cahiers, sur tout bout de papier, lui qui te
rapporta un jour un manuel de dessin. Aussi longtemps que tu étais sous sa garde
autoritaire ou dans la maison tout allait, ou à peu près ».
Des personnages, donc, dès le début
des sixties. En 71-73, la cinémathèque du Palais Chaillot a pris le relais du
cinoche, et pas bégueules, les airs d’opéras ont pris place aux côtés des rocks
du juke-box. Ces musiques sont aussi des images. Les collages de Guy Ferdinande
relèvent de l’esthétique pop-rock. Les dessins du même, dans la même
« marotte », renvoient plutôt à l’opéra (mise en scène, costumes,
lyrisme, expression), même si la pin up et le personnage de BD (Dupond-Dupont,
pieds nickelés…) n’y sont pas interdits de séjour. Les collages sont actuels,
violents. Ils cognent, saignent, crèvent l’écran des « actualités »
téléguidées. Les dessins ne sont pas moins politiques (quel opéra ne l’est
pas ?), mais ils convoquent et réveillent toute une tradition, et même plusieurs.
De même qu’un livre peut porter une bibliothèque, un dessin de Guy porte un
musée. En regard du collage, il est achronique, anachronique ou panchronique.
Il est intempestif.
La scène est primitive. S’y joue le
rapport entre les sexes, mais d’abord le rapport entre chaque sexe et lui-même.
Les hommes volent, les femmes nagent. Les hommes tordent leurs mains, les
femmes sourient étrangement. Les femmes posent, les hommes matent comme des
chiens (les chiens aussi). Les femmes limitent le vêtement ou en débordent, les
hommes jouent de l’uniforme. Un homme peint, une femme peint. Les femmes
portent des loups noirs, les hommes des masques couleur chair. Des visages
grimacent, une tête de mort sourit. Un homme se prend la tête entre les mains,
une femme prend une main dans la sienne. Tintin oppose un balai à une casserole
dans « Le printemps » de Botticelli, Milou observe. Décolletés sur le
trottoir, Descartes sur le mur. Descartes (portrait ovale), une femme (miroir
ovale). Homme casqué, femme à voilette. Portrait de Nerval, poète pendu, femme
à écharpe. Femme, femme (sœurs ?). Femme, femme (amies ?). Femme sous
le regard du peintre, autre femme sous son pinceau. Peaux blanches, dessous
noirs. Short blanc, porte-jarretelles noir. Bas étoilés, pubis de savane. Dan,
dentelle noire. Guy, cheveux courts (noirs), costume sombre, chemise blanche,
une femme dessinée à son cou (col ouvert).
« Sur les traces des
surréalistes, c’est pour ça que tu étais à Paris, hein ? ». La
question de Dan titillera les lecteurs familiarisés par Guy à l’appellation
« infraréalisme ». Entre le sur et l’infra existe sûrement l’un de
ces « passages » dont le roman ferdinandien Un fantôme de Lille a le
secret. Mais n’anticipons pas. Pour l’heure (début seventies), Dan
« dessine » Guy la poursuivant un couteau entre les dents en criant
« Esmeraldaaaa ». Scène d’opéra ? Dessin de Guy ? Un peu
des deux. Reiser mimait ses dessins. Visiblement, il n’était pas le seul.
Retour à Lille, avec Dan rencontrée
en Avignon. « Tu as commencé à peindre à l’huile sur des toiles et tu
écrivais toute la nuit dans la pièce d’à côté ». Osmose, oui. Écriture
dessinée (calligraphie), éloquence du dessin. Ne lui manquent ni la parole, ni
la pensée. Aux animaux (autres personnages de l’opéra fabuleux, autre hommes ou
autres de l’homme) non plus : « Quand tu partais pour deux jours à
Paris suivre des cours à la fac de Vincennes avec Gilles Deleuze, François
Châtelet et bien d’autres, le chat disparaissait lui aussi. Il revenait dès ton
retour ». Deux ans plus tard, à Lille-Fives, le dessin occupe toujours la
page centrale. Dan évoque la « volupté de dormir dans la pièce où tu
travaillais la nuit entière à tes gouaches et à tes textes ».
Ces textes n’ont pas cessé
d’interroger l’histoire, ancienne et actuelle, de la peinture et, plus
largement, de la représentation et de la figuration, jamais très loin de
l’histoire de la musique, ou plutôt de la musique, art lyrique ou scène
pop-rock, aux prises avec l’histoire. Il suffit d’ouvrir le n° 92 de Comme un
terrier dans… l’igloo dans la dune ! pour situer les dessins de Guy. Parce
que ce numéro porte en couverture le titre « Olla-podrida de l’École
Infraréaliste de Lompret ? Avant même de lire, page 1, l’éditorial qui
explicite ce titre, on trouve dès la seconde de couverture un texte sur Elleni
Pattakou qui peint des usines et, selon Guy, des odeurs d’usines et des
absences d’ouvriers, d’environnement, « de tout en-deçà et de tout au-delà ».
Cet en-deçà ne préoccupe-t-il pas l’infraréalisme comme l’au-delà le
surréalisme ? Justement, un second texte commente un ouvrage sur « le
surréalisme en Belgique » où « il n’a jamais accusé quelque coupure
que ce soit avec l’esprit de Dada ». Et sur la même page, une note sur le
livre James Ensor et les avant-gardes à la mer nous précise, sans en avoir
l’air, la filiation dans laquelle s’inscrivent les dessins de Guy Ferdinande.
Parle-t-il seulement d’Ensor quand il écrit : « Marginal et
fantasmagorique comme Jérôme Bosch, cependant divers comme Bruegel, tous deux
ses grands prédécesseurs. Audacieux aussi, très, tout au moins jusqu’à une
certaine époque. Son Entrée du Christ à
Bruxelles est un monument de démesure qu’accompagne encore dans mon musée
imaginaire le Grand poème d’Amiens de Clovis Trouille » ?
Un opéra fabuleux, entre James Ensor
et Clovis Trouille ? Prenons le jeu de piste au jeu des citations. Qui a
écrit : « Un peintre a le droit de penser » ? Clovis
Trouille, mais ce pourrait être Guy répondant à un « revuiste » pour
qui l’« entrée des penseurs » suppose une « sortie des
artistes ». Qui pose la question « N’y a-t-il pas divorce essentiel
entre les vrais artistes qui peignent par anticipation et les marchands de
tableaux qui jugent par rétrospective afin d’enfoncer tranquillement des portes
ouvertes ? » ? Trouille encore. Ferdinande aurait pu. « Les
vieux réalistes crachaient sur tout » ? James Ensor. Leur « réalité »,
précise Guy, n’est qu’une arnaque : « À beaucoup d’égards,
l’inframonde de l’imaginaire, des rêves, de l’inconscient, mais aussi d’un
choix non conforme de vie sociale, qui n’est pas perçu comme autre côté du
miroir mais comme étant contigu au monde dit réel est le soubassement qui anime
la pensée de ce groupe » (l’École Infraréaliste de Lompret : Guy
Ferdinande et ses anagrammes-hétéronymes ! ). « Foin d’élucidation,
de rideaux qui se déchirent : il n’y a pas une réalité plus vraie derrière
la réalité qui depuis la
Renaissance est une représentation du monde, de nos jours, un
montage soigneusement filtré et fliqué au service de l’économie de marché, et
il y a un en-deçà, un en-dessous semblable à la caverne de Platon où demeurent
ceux qui n’ont pas accès à la lumière, au cercle enchanté de la consommation
sans rivages, certains y survivant, d’autres se bousculant au checkpoint de
l’aliénation, d’autres enfin ayant trouvé au dédale une luxuriance insoupçonnée
de niveaux dont un film comme Fisher King, de Terry Gilliam, constitue une
vision extralucide ». Sans en avoir l’air, ce « dédale » et
cette « luxuriance insoupçonnée des niveaux » décrivent aussi les
dessins (et les desseins, les perspectives sur notre passé, notre avenir) de
Guy !
Enfin, qui a écrit « Traqué par
les suiveurs, je me suis confié joyeusement au pays solitaire de narquoisie, où
règne le masque tout de violence, de lumière et d’éclat » ? Et
« Le masque me dit : fraîcheur de ton, décor somptueux, grands gestes
inattendus, expression suraiguë, exquise turbulence » ? Guy
Ferdinande pour la première citation ? L’un des lecteurs de ses dessins
pour la seconde ? Non, James Ensor,
que le roi des Belges fit baron en 1930. Guy, pour sa part, est familier du
baron Samedi, titre d’un morceau des Pretty Things et d’une revue qui fut
animée par Denis, fils de Dan et Guy, dont les musiques, depuis peu,
accompagnent les films et dessins paternels. The beat goes on, comme la lutte
et l’opéra !