Dan Ferdinande, Carnet de la petite chambre ensoleillée (recueil)

CARNET DE LA PETITE CHAMBRE NOIRE ENSOLEILLÉE

à Zarbi le Ch'ti





Au tout début, ce qu’elle ne savait pas encore, c’est que le territoire de son aimé serait aussi vaste. Et maintenant il lui semblait qu’elle n’aurait jamais le temps de tout parcourir, de tout connaître, après de longues années pourtant – des années, constatait-elle avec étonnement, dont le fil ne semblait pas disposé à prendre plus de consistance en épaisseur que celui d’une laine soyeuse, une quantité innombrable de jours se réduisant ainsi à presque rien, tandis qu’à l’inverse la seconde où il caressait son sein pour la première fois sous les étoiles des Baux possédait le pouvoir étonnant de s’étirer démesurément, tout comme certains éclats, la lame brûlante de la lumière sur leurs corps allongés dans l’eau glacée de l’Estoublaise, ou cette sensation fulgurante, à une heure de chaleur intense, au milieu d’herbes brûlées par le soleil, que leur être s’épaississait soudain démesurément et, rivé à la terre, les rendait au grand tout. S’il subsistait chez lui des myriades de chemins qu’elle ne pouvait emprunter, il demeurait aussi sur son territoire à elle des pans entiers inextricables.
À la manière d’une chatte, il avait fallu prendre mille précautions pour avancer : une patte tendue légèrement au-devant d’elle afin de reconnaître en tâtonnant la possibilité de se frayer un passage sans trop faire de bruit, sans trop faire de mal, sans trop se faire de mal, sans que tout s’écroule ; et bien entendu, quand elle n’était qu’une jeune chatte impétueuse, les occasions de s’écorcher aux ronces n’avaient pas manqué, ni les coups de griffes donnés par inadvertance, car elle allait plutôt à grands bonds désordonnés.
De son côté, sans se lasser – avec quelle patience ! – il avait cherché à la rejoindre. Ce n’était pas tâche facile, elle se dérobait si bien à elle-même.


~


Nous allons bien ensemble. Regarde.
Il traverse la chambre et lui montre le cahier épais dans lequel il range pêle-mêle des photos d’elle et de lui. Photos anciennes ou récentes mélangées au gré des pages. Ils se regardent, elle avait oublié... Son regard par exemple, sur les premières photos, un regard très doux, de cette douceur de l’instant de l’éveil. Elle le dit. Il s’étonne.
Ai-je changé ? N’ai-je plus le même regard ?
Il s’installe sur le rebord de la fenêtre près de la table où elle lit. Des nuages rosés s’effilochent dans le ciel pâle. Elle les regarde passer à travers le feuillage de l’abricotier.
Tu es différent. Tu as fait tant de choses depuis. Des nuits entières et des jours à tenter de donner mot après mot, trait après trait, un peu de sens dans ce tumulte.
Toi des meublés de la rue Banasterie, des tuiles roses de la rue Sureau, des voûtes de la rue Carretterie, toi des étroites rues de la ville des Papes, glacées par le vent la nuit...
Depuis tant d’années ! lui murmure-t-elle dans le baiser de ses paupières.
Ton corps est demeuré fin. Tes mains, je n’avais pas remarqué à quel point elles étaient petites. Elles sentent le crayon comme tes cheveux. Dans la chambre sans porte de la tour de l’horloge, rue Carretterie, tu te souviens, on se promettait de mourir ensemble. Je te connaissais si peu à cette époque-là. Drôle d’engager si vite ainsi sa vie pour des années et des années avec quelqu’un qu’on ne connaît pas, presque pas, aux premiers jours... des frémissements d’abord : tu avais une façon singulière dans cette ville colorée de t’habiller de noir, de lisser tes cheveux en arrière, une façon d’embrasser, de me tenir la main.


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à Tayeb, Djelloul, Houssine, d’Avignon

Nous nous sommes peut-être effleurés... mais à peine...
Dans Avignon toutes ces heures passées ensemble à courir d’une rue à l’autre. Des rues tout à tour froides, ventées, puis étouffantes derrière les remparts. Les autres savent pour nous. Mais nous ne savons rien. Ni toi, ni moi ne savons rien de la trame qui se tisse patiemment sous le couvert de nous-mêmes, la trame de nos jours à venir.
L’hôtel meublé, rue Banasterie : j’ouvre la porte de ta chambre. Tu dors, je suis venue te réveiller. Ta tête pâle émerge de dessous l’édredon. Au milieu de la chambre, sous la lampe, un tourne-disque posé sur une chaise, un disque de Chopin. Je m’assieds à la fenêtre ouverte sur la rue qui commence à vivre sa journée. Je t’attends pendant que tu t’habilles. Très près, au-dessus des toits de la ville, les hautes murailles du Jardin des Dons s’élèvent rosées dans le matin.
Un soir je touche ton épaule, jeune homme vêtu de noir. Dans ce café où mes amis et moi nous sommes réunis, je te prends pour un autre. Le tract que nous avons diffusé à la sortie des cinémas ce soir-là, c’est à toi que je le tends maintenant, croyant le remettre à un autre, mais c’est toi qui te retournes, ce sont tes yeux qui me questionnent maintenant.

Tu me dis : je suis prêt, et nous descendons dans la rue encore fraîche. Côte à côte nous allons gravir ces jours-là des tas d’escaliers, frapper aux portes de femmes et d’hommes inconnus, leur parler, la gorge nouée, avec la gaucherie de nos vingt ans, d’hommes qu’on veut expulser d’un foyer, d’hommes fiers, intouchés, qui ne comprennent pas ce manque d’hospitalité. Tayeb, Djelloul, Houssine... C’est à leur côté que nous grandissons toi et moi, et nous commençons à nous aimer dans leur amour. Ils font naître pour nous, dans leur langue, des noms dont la sonorité rappelle les nôtres et qui seront désormais ceux que nous nous donnerons dans le secret que nous partageons avec eux : « Mon cœur », « Ma vie ».


~


Viens près de moi. Ne glisse pas ! Écoute comme les tuiles craquent.
Rue Sureau, le toit de tuiles claires file en pente légère devant la fenêtre de la chambre. Il suffit d’enjamber, à la nuit tombée, quand nul ne peut les voir de l’étroite rue sombre, et ils se font amants contre la tuile tiède, dans la nuit de juin. Plus tard, sans dire un mot, ils tournent leur visage vers ce pan doré du Palais des Papes qu’ils entrevoient là-haut, dans l’obscurité bleue. Ou regardent les étoiles. Ils sont ensemble depuis peu, leurs caresses sont timides. Ils ne se disent pas qu’ils s’aiment. Quand les mois auront passé, elle le lui criera, alors qu’ils se poursuivront dans une rue ventée. Elle en sera stupéfaite. Lui reviendra lentement sur ses pas, il l’embrassera doucement au visage et la serrera. Lui et elle dans leurs vestes noires étriquées et râpées.


~


Le Voile de la Mariée finit de fleurir
mousse de tulle crème par-dessus la haie
et toi dans le jardin minuscule
tu disputes aux guêpes et aux merles
les derniers fruits mordus avec entêtement
puis tu déposes sur des milliers de feuilles
le cristal d’un élytre
le goût d’une pomme reinette entamée
le bol ébréché du hérisson venu boire une nuit
l’ultime soubresaut d’une armée noire et dorée
de porte-aiguillons arrêtés à ta vitre
et tu éternues
moi j’ai dans le creux de la main
un petit verre orange
jusqu’aux trois cercles verts je l’ai rempli
d’une boule de platane
elle renferme l’odeur forte des récréations
de la ronde du Muguet et de la Capucine
(... atchoum !)
je le porte à mon oreille
et j’entends
sur les carreaux d’une marelle tracée à la craie
glisser un palet de faïence azurée
qui va se loger en plein ciel


~


Elle a coupé la lumière. Elle s’enfouit sous le drap, tire bien haut les couvertures au-dessus de sa tête. Il fait noir. Elle se recroqueville, se pelotonne, les genoux au menton, jusqu’à faire une boule, jusqu’à devenir une boule immobile, à l’arrêt, qui occupe ce guère de place dans le grand lit : un creux, une niche à sa taille. Devant elle, comme souvent lorsqu’elle éteint le soir, un mur se dresse ; elle éteint, le mur prend toute la place, grisâtre dans l’obscurité, impossible. Elle croit que c’est le bout de son chemin, que ça se termine au pied de ce mur, dans le silence. Longuement elle soupire. Ses mains couvrent ses seins minuscules, elle se réconforte de cette façon, accrochée à cette parcelle chaude d’elle-même. Elle soupire. Ce qui dans la journée est venu s’immiscer entre elle et ceux qu’elle aime, elle le chasse maintenant. Aujourd’hui encore il a fallu faire effort, se boucher les oreilles, fermer les yeux à toutes ces choses qu’elle ne désire pas mais qui se coulent à l’intérieur d’elle.Depuis longtemps la télé ne marche plus dans la maison, depuis ce jour où ils ont inauguré la mort d’un homme en direct, – l’image lui revient quand elle ferme les yeux, et elle se prend à haïr ceux qui ont fait de ce meurtre un spectacle. Ce qui est douleur ailleurs, elle le sait, d’instinct. Elle ne communie pas devant l’écran.
Elle se veut d’abord attentive aux moindres bruits de ceux qui marchent tout près d’elle. Les écoute-t-elle assez ? Connaît-elle leur souffle quand ils dorment ? l’odeur de leurs cheveux ? si la peau de leur mains est douce ou rêche ? Elle veut savoir avant que tout ne s’efface. Et aussi questionner le bruit de ses pas à elle, qui vit par secousses, avale, rature, ne peut rien dire sur rien, que bredouiller les mouvements de sa gorge, de son ventre, la course de ses rêves.
Il faut apprendre à s’aimer soi-même, lui dit-il.


~


vert tendre de la sauge
vers quoi tendre
radio et télé muettes le flot pourpre pénètre encore
par les oreilles par les yeux
noie chaque jour
noie un peu chaque jour
le vert tendre de la sauge
l’oiseau crie dans la nuit très près de la fenêtre
cela vient des cyprès
le jour
de branche en branche l’écureuil dégringole
pour boire au pied de l’arbre
tandis que la terre safranée se craquelle
irrémédiablement
vous vous aimiez depuis l’éternité
et vos nudités claires sont demeurées inscrites
au cœur des roches dentelées
au creux des grandes herbes
vous rêviez d’errance
vous y croiriez peut-être à nouveau
pourtant
cela suffirait-il pour oublier
l’extermination des papillons bleus
dans les champs d’oliviers
d’ici
et d’ailleurs


~



Le village au sommet du Mont Pan est presque oublié. Blancheur mate contre l’azur intense, la roche éclate. Les chênes bas piquent aux mollets. Marches d’escalier façonnées dans la roche, murs écroulés d’habitations anciennes, lieux d’une communauté disparue... il y a combien d’années ? Les grottes, les niches dans les murs, les réserves à grain ou à eau : quelques-uns vivaient là, coupés des marais dangereux, mer retirée.
Le vent est fort. Les filles, les femmes laissées seules coiffent leur crinière noire. Elle se donnent au soleil, la roche est brûlante -- aucun arbre n’a poussé ici. Elles rêvent longuement, ou indifférentes glissent dans le sommeil. Leurs heures se perdent sur la ligne dentelée des crêtes proches, dans l’entrelacs des collines bleues, à travers les marais par où reviendront les hommes. Elles attendent. Elles guettent. Parfois on les voit sauter de roche en roche – elles ont l’allégresse des chèvres – pour un jeu, une tâche à accomplir. Leur arrive-t-il de tomber dans le vide rocailleux du versant nord ? précipitées par la force du vent ? ou par d’autres forces ? Alors une aile sombre, leur chevelure déployée...
J’aimerais vivre ici comme un oiseau.. Comme elles, je me laisserais aller à la terre, au soleil. J’éprouverais la légèreté de l’air, sa transparence. Accrochée à la pierre, je me tiendrais coite, oiseau qui épie. J’écouterais. J’attendrais.


~

Le vert sombre d’une menthe, mêlé au gris-vert rêche d’une sauge. Un thym, mais ni gris, ni friable. Peut-être le pourpre de deux dahlias. Et c’est tout. Aucun autre signe de moi ne marque le jardin. Il ne m’appartient pas. Je ne lui appartiens pas non plus. J’ai été trop discrète, j’en suis sûre. Je sais maintenant que je ne l’ai pas pris comme il aurait fallu. Nous nous sommes manqués. Lui a su le posséder sans façons. Il l’a pris d’emblée, il l’a fouillé, transpercé, l’a contraint à nous offrir en un espace infime une variété de huit à neuf fruits différents.
Souvent de la porte je le regarde, mais je demeure à son abord. À la nuit tombée, s’il me faut quelques feuilles de sauge, l’obscurité m’inquiète et m’arrête un moment : si je ne la retrouvais pas... Si au passage j’allais défaire sur mes paupières une de ces solides toiles d’araignée... Étrangère je me faufile sous les branches jusqu’au lieu pressenti. Je me penche et mes doigts frôlent, fripent le velours des fines feuilles pointues, jusqu’à l’odeur douce-âcre. Alors je m’accroupis, en détache quelques-unes et m’en retourne, vite, comme une voleuse.
Avant, je m’enfuyais à travers un vaste territoire de collines crépitantes plantées de pins balancés par le vent : anciens lieux indiscutables et fermes.


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Ses yeux fixent un point ensoleillé à travers le lierre qui recouvre le mur de briques. Il lui demande à voix basse : Tu n’as pas l’impression que l’on vit plus intensément le présent quand le soleil tape fort ?
Alors elle arrête son regard sur cet ensoleillement, ralentissant de cette façon l’invisible défilement des secondes : ce moment précis devient plus dense. Elle se retrouve soudain à l’intérieur d’une parcelle de temps qui enfle, se fait volumineuse.
Lui, qui l’a regardée déambuler dans ses pensées, murmure :
Je ne sais pas quels sont tes rêves...
À quoi bon les dire ?
C’est bon à dire quelquefois.
Mon rêve, ce serait de devenir un arbre dans une forêt de pins, et de prendre racine dans le sol odorant. Le soleil travaillerait en moi et mes branches gorgées de sève remueraient doucement dans le vent. Ce serait une forêt de femmes et d’hommes au tronc souple, de femmes et d’hommes tendus vers la lumière.
Moi aussi j’aimerais devenir un arbre. Dis-moi, dans cette forêt, ai-je une petite place?
Tu es l’arbre le plus vivant de cette forêt.


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Sous la lourde dentelle des cerisiers du Japon, elle passe. Un nuage mauve de pétales l’enveloppe brusquement dans un souffle de vent et s’en va recouvrir la terre fraîchement ouverte, une terre enfin délivrée de sa dure carapace d’hiver, prête à l’ensemencement.
C’est au début du mois de mai qu’elle l’a vue réapparaître, remuée, découverte. Ces jours-là, elle a réalisé que pendant toute une saison elle l’avait oubliée. Cette force avait existé là, bien vivante, prête à exploser de nouveau, éternellement prête, mais cachée – ne faudrait-il pas de la même façon tenir caché l’amour, afin que sa force ne s’évente au toucher des mots ?
Elle s’agenouille dans le sillon, enfouit ses mains dans la fraîcheur brune : les pluies du printemps l’ont alourdie, la terre colle à ses doigts. Elle se lève, ôte ses chaussures, et continue pieds nus dans les mottes humides. Le plaisir de se mêler à la terre. Elle s’efforce d’en saisir les flux. Pour de brefs instants, elle devient végétale. Déjà il existe ce lien entre elles : elle peut s’ouvrir elle aussi, accueillir la semence, donner des fruits, ou se préserver.
Elle marche. Ses pieds deviennent pesants de terre attachée. Au loin, affleurant les champs nus, elle aperçoit pour la première fois un reflet pourpre, brume légère, né de la fusion du gris sombre du ciel et du brun de la terre. Est-elle plus en éveil aujourd’hui ? Elle sera désormais attentive : d’autres secrets peuvent lui être révélés.


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La mer est haute, complètement déchaînée. Elle la voit de la fenêtre de la chambre où elle se trouve. On ne se baignera pas. La mer est extraordinaire, tourmentée d’immenses vagues. Des vagues si puissantes qu’elles arrivent en écume jusqu’à elle, blanchissant tout l’espace, se déployant telle une mantille géante au-dessus des gens qui passent, au-dessus des arbres, des voitures. Une vague plus haute que les autres, plus violente, un mur d’écume, vient frapper la façade de la maison. Elle est bousculée, repoussée vers l’intérieur. Un flot rapide l’emporte vers l’escalier, l’entraîne jusqu’au bas des marches. Elle se relève et se met à suivre le couloir obscur. Elle cherche. Elle ouvre chaque porte, interroge chaque pièce. Plus loin dans le grand hall circulaire, elle le trouve debout, seul, au milieu d’une foule qui parle à mi-voix. Elle va se presser contre lui.
Ils marchent maintenant sur la digue. Elle regarde ses yeux : ils sont devenus si clairs qu’elle les confond avec l’écume de la mer, des yeux faits d’écume. Quand ils s’arrêtent de marcher, ils fixent le large. C’est à l’un de ces moments qu’une vague les prend et les soulève. Il la tient par les épaules et ses grands cheveux caressent son visage, lui apportent une odeur nouvelle. L’odeur de ses cheveux ! Elle ne la connaissait pas. Elle a oublié de la connaître ! Combien de choses encore méconnaît-elle de lui, se demande-elle, puisque cette chose-là, si vivante, lui a échappé. La vague continue de les balancer dans son écume. Il la tient toujours. Il la regarde.
Laisse-moi regarder en toi. Pourquoi m’est-il si difficile de parvenir à te trouver ?
Il n’accepte pas quand elle lui répond qu’il n’y a au fond d’elle-même que des choses simples, et lui qui est en elle.
Je veux que tu me parles, que tu me racontes...
Je préfère t’écouter.
Nous nous tenons si serrés toutes les nuits, pourtant tu gardes fermée une porte de toi.
Il n’y a pas de porte... pas d’univers qui ne serait le tien.
Mais je ne veux pas rester seul avec moi-même. Tu aimes que je raconte. J’ai envie moi aussi de t’écouter raconter.
Elle regarde la mer qui est redevenue calme. De vastes toiles rouges doublées de bleu ondoient à quelques pas de la plage, cachant presque entièrement l’eau. Elle s’élance, elle veut courir au-dessus de ces toiles. Et celles-ci la portent. Elle saute de l’une à l’autre. L’eau lui lèche les chevilles. Elle se sent légère.


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à Marie et Guillaume
Décembre. Une menthe accroche un pont acide dans les cassissiers. Entre ses mains d’amante, ses fraîches mains, elle tient ton visage, endiguant sur l’instant la sourde corrosion des marées amères, le flot des deuils violents. Ses yeux s’écarquillent quand elle te parle, prunelles et timbre clairs.
Une autre fois c’est toi qui caresses sa belle tête brusquement endormie sur ton bras. Ton regard noir se perd bien au-delà de ses boucles blondes. Cet amour te rend grave.



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à Maurice Roche

Chatte, il ne me serait peut-être jamais venu le désir d’être femme, mais femme, je me prends quelquefois à rêver au bord de mon miroir, à l’instant même d’ôter d’un geste sec deux ou trois poils qui ombrent subrepticement le coin de mes lèvres... pourquoi ne pas essayer? sept ou huit longs poils de soie noire, pareils à ceux qui ornent le fin museau de notre chatte, onduleraient délicatement de part et d’autre de ma bouche et sans doute s’ensuivrait-il un changement dans ma façon de vivre : je finirais par passer mes journées à m’étirer, langoureuse, au soleil derrière la vitre, à me lisser longuement la chevelure, à chantonner, à me laisser caresser du matin jusqu’au soir, à dormir sans fin... comme ma Noirrrrrrrette, qui vit sans vergogne sa vie primitive. Ce printemps, quand la faim la prenait, la chasseresse quittait la maison et rapportait un gibier presqu’aussi gros qu’elle, de jeunes lapins dont elle ne faisait qu’une bouchée (fourrure y compris !) après nous avoir appelés pour nous offrir ce spectacle. Son exploit me rappelait alors celui d’une autre chatte minuscule à la toison brune et aux yeux verts : tout aussi gracieuse, silencieuse et douce, ma mère aux 148 centimètres était capable d’arrêter un cheval emballé. Un après-midi de fin d’automne, je la vis se porter au-devant du lourd cheval du mas qui entraînait dans les vignes un homme entravé par la bride à la charrue, et arrêter son galop par sa voix et ses gestes apaisants. Mais son exploit quotidien, beaucoup plus obscur, était de parvenir à calmer les hommes de la famille, survoltés par le travail, par le temps, par la vie, sans cesse prêts à se cabrer.


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Peu écrit. Toujours cette sensation d’être emportée par un courant bouillonnant. Est-ce la vie ou son contraire ? Tu me mets en garde : vivre sans prendre le temps de s’arrêter et de réfléchir est comme ouvrir un livre et le feuilleter rapidement de la première page à la dernière sans se donner le temps de le lire.
Assise sur un rocher, les mains pleines de cailloux, d’herbes en fleur parfumées, de coquilles d’escargots, agrippée bien fort à l’éternité, je regarde à travers les arbres l’homme retourner la terre au pied des oliviers.
L’homme va lentement, selon un rythme oublié. Les collines tranquilles résonnent des coups secs et métalliques de la pelle.
Au même moment, si je tends l’oreille, de collines très lointaines, d’autres pays me parviennent des gargouillis de voix en souffrance...
Le rythme est devenu magique sous le soleil.
Toi dans la ville, tu as retrouvé depuis des années le rythme qui scande ton travail sur la page blanche – un rythme ancien.


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Un vent chaud cerne la maison.
À l’étage, dans la pénombre de l’unique chambre où le lit prend toute la place, ils ont commencé une nouvelle bataille.
À coups de lèvres et de dents les bouches se mangent. Des mains empoignent des cheveux. Les jambes se nouent, s’étranglent très fort. Les pieds font courir sur la chair arrondie de longs va-et-vient de caresses.
Qui veut l’emporter ? (C’est qui le loup ? C’est qui la mère ?)
Le figuier gratte au carreau du bout de ses feuilles râpeuses, des feuilles comme de larges mains sombres qui raclent à coups menus et rythmés. La fenêtre finit par s’ouvrir sous un coup de vent. Un parfum de belles-de-nuit se répand en bouffées dans la pièce.
Ils sont restés emmêlés. Elle le tient encore par les poignets, prisonnier.
Autour d’eux palpite une idée d’éternité.


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Elle a goûté tout à l’heure, sur ses lèvres, l’amertume du chocolat noir. Puis de fil en aiguille et de lèvre en œil, sa bouche s’est posée sur ses paupières. Elle a aspiré goulûment. Mais il les tenait très fort serrées.

Elle est de parti pris : du monde elle veut saisir le chaud et le vivant. Mais peut-elle déjouer les pièges de son époque, conjurer le sort ?

Elle glisse, dans la boîte aux lettres en fer blanc accrochée au mur de la cuisine, un mot écrit sur papier bleu, plié en trois. Puis elle lui dit que du courrier l’attend. Il ouvre la boîte à l’aide d’une petite clef plate, il sourit : « Ah ! Niania et ses nénuphars... »


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À la façon dont il me regarde écrire à ma table, assis sans bruit au pied du lit, j'ai l'impression qu'il est devenu chat. Peut-être à cause de ses yeux mi-clos, de son attente nonchalante...
Il est chat aujourd'hui — ça ne m'étonne guère. Le soleil, à travers la vitre...
Mais souvent je le vois planer dans le ciel — oiseau en quête de routes.
Il est cheval aussi, cheval dans les prairies. Son galop enragé nous emporte dans le soleil ou dans la pluie. Je chevauche à même le poil luisant de sa robe de jais. De grandes courses, des éclats de rire, des hennissements, des étonnements, des colères, des partis-pris, des émerveillements.
De plus en plus pâle, le soleil. Une pie jacasse dans un arbre.
Ses yeux se ferment et s'entrouvrent doucement. Ses pupilles sont deux fentes dorées. Je me coule près de lui.
Puis nous repartons inventer des bribes de rêves, lui sur ses feuilles de papier, moi sur mes feuilles de figuier.
Quel hasard nous a fait pousser l'un contre l'autre ?


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Dans l’obscurité épaisse et froide, le coracle nous emporte sur les flots houleux. Nous avons ramé une grande partie de la nuit, notre but devrait être proche.
C’est une très vieille femme qui nous a procuré notre embarcation, une vieille encore droite, très maigre, vêtue d’une robe noire et d’un foulard sur la tête. Il ne reste plus que les très vieux sur les terres que nous avons laissées. Les uns après les autres, tous ont quitté le pays dévasté par la guerre. Mais ceux-là ne partiront pas. Avant que nous grimpions dans notre petit bateau, cette femme nous a tenus par les épaules et nous a fait mettre à genoux dans l’écume glacée. Par la pression de ses mains osseuses, elle semblait vouloir nous communiquer ses dernières forces. Elle nous a dit de garder les yeux bien ouverts, de continuer la bataille, et d’abord celle contre nous-mêmes, de lutter contre une maladie qui nous confinait à nous-mêmes et nous emprisonnait en un lieu étroit dans lequel nous finirions par étouffer. Le tonnerre a éclaté. Entre la douceur de la vie et la violence de la vie, il fallait aller de l’avant. Elle a poussé notre embarcation fragile vers le large et nous a regardés nous éloigner.
Lentement nous approchons de l’île. La lumière intermittente du phare nous guide maintenant. Le visage de mon compagnon ruisselle de gouttelettes phosphorescentes et devient lumineux.




Paru dans : Carnets du dessert de lune, Bruxelles, 1997