LE
CYCLE DE LA LUNE
Buried
alive in the deepest blues
L'air
s'est empli lentement de ses mots à lui. Tout d'abord, elle n'y a
pas prêté attention, aussi ne les a-t-elle pas vus s'accumuler dans
la pièce : ils rampent sur la nappe, se glissent entre les verres,
vont se coller aux vitres embuées. Elle, ne sait pas encore. Elle
s'applique à découper, à porter à la bouche, à déguster, à
avaler. Elle se tourne vers son voisin de table, répond à ses
questions, lui sourit. Pourtant quelque chose s'est mis à la gêner.
Elle, ne sait rien, c'est son corps qui sait, ses sens alertés
pressentent un danger, son corps ne dit pas encore : un malheur. Les
mots de cet homme qu'elle aime roulent dans l'air humide les cailloux
de la création, de la solitude, de la nécessité de la solitude
pour créer. Ces mots-là elle les connaît déjà, elle les a faits
siens depuis si longtemps. Ils les ont tenus entre eux comme un
trésor caché. Q'est-il besoin de les exhiber aujourd'hui avec
autant de véhémence ? Mais c'est l'autre, la femme avec qui il
parle, qui le presse, le pousse à mettre à nu ces choses-là qu'il
va devoir ramener du fond d'ombre qui gît en lui, il va parler de la
solitude de chaque être devant la mort, de sa propre vraie solitude
vers laquelle il sent qu'il doit s'acheminer. Ici elle s'arrête de
manger, elle cesse d'avaler. Ces choses-là sont à elle aussi. Elles
sont à lui, et à elle. Elles sont à lui et à elle selon un ancien
pacte ; elle revoit une chambre sombre sous les voûtes d'une tour
dans laquelle ils s'étaient nichés, loin d'ici, dans une ville plus
chaude. La nuit allait tomber. Elle l'avait rejoint dans cette
chambre ; elle l'avait vu souffrir et sa souffrance l'avait rendue
folle, plus que sa propre mort elle ne pouvait supporter sa
souffrance à lui devant le vide, cette souffrance qui pouvait
l'étreindre des jours entiers sans qu'elle parvienne à l'apaiser.
Ce soir-là, agenouillée contre lui, elle avait murmuré qu'elle
serait près de lui toujours pour partager cette nuit qui
l'envahissait, et ils avaient fait le serment de franchir le pas
ensemble, le moment venu. Maintenant elle a du mal à respirer. Les
mots s'éboulent autour d'elle et se mettent à l'engloutir, ils
montent, montent, la serrent aux genoux, au ventre, à la taille, et
elle ne peut faire aucun geste pour se délivrer, elle n'essaie pas
non plus. Nul ne peut partager notre propre mort, continue l'homme,
celui qu'elle aime, personne ne peut souffrir à notre place cette
souffrance du vide à venir. Il dit qu'il est seul, que sa mort le
fait seul. Les mots, en ce moment, lui enserrent la poitrine et, très
vite, la gorge. Elle ne voit plus, elle étouffe, ELLE EST TUÉE.
Tuée. C'est sa mort ici (l'autre, le petit moment où s'éteindra sa
conscience ne sera plus rien à côté, elle a le temps, tout juste,
de savoir cela).
Plus
tard, cette même nuit, dans l'obscurité d'une salle de concert à
Deinze, dans la moiteur d'hommes et de femmes vêtus de noir (elle
est la seule à ce concert des Cramps à porter une longue jupe
bariolée de couleurs vives...) elle retrouvera un peu de vie, un
peu. D'abord ils se seront perdus dans la foule épaisse et enfumée,
puis se seront retrouvés par hasard, PAR HASARD. Alors il aura voulu
la porter dans ses bras afin qu'elle voit les musiciens sur la scène,
sans dire un mot, et elle se sera laissé faire, blottie contre lui :
son sang aura recommencé d'affluer doucement.
*
La
citrouille
Il
avançait rapidement vers la route de Quesnoy, évitant quand il le
pouvait les flaques d'eau. À la première courbe il prit sur la
gauche un chemin bordé de vieux saules au feuillage argenté,
mouillé par la pluie de la nuit. De haute stature, les cheveux
clairs et bouclés, il atteignait à peine une cinquantaine pleine et
ardente. Dans ses bras, il serrait une énorme citrouille dont
l'orange vif tranchait sur son bleu de travail. Quand il parvint au
bout du chemin, il dut enjamber un fossé gorgé d'eau et il
poursuivit à travers un champ de blé. Des hommes l'avaient fauché
quelque temps auparavant et la terre s'y révélait maintenant,
offerte aux volées de moineaux et de pigeons qui venaient la
fouiller. Au passage de l'homme, ils se soulevèrent en une lourde
masse pour aller s'abattre bruyamment un peu plus loin. Le champ
aboutissait à une route, à l'entrée du village, où se serraient
l'une contre l'autre six petites maisons en briques rouges. L'étage
en était si bas sous le toit qu'elles faisaient penser aux maisons
de poupées. La fenêtre à cet étage, étroite et peu élevée,
prenait à même le plancher, obligeant les habitants à se courber
pour l'ouvrir ou la fermer. L'homme dépassa les premières maisons
et s'arrêta devant une façade jaune ornée d'une niche enfermant
une vierge. Il déposa sa pesante offrande et, se relevant, choisit
un petit caillou qu'il lança contre le carreau de la chambre. La
fenêtre s'ouvrit. Une grande femme apparut et son corps fut contenu
presque entier dans l'embrasure. Une chemise de nuit de coton blanc
lui couvrait les épaules et les bras mais laissaient nus ses genoux
ronds et ses mollets. Elle se pencha, prenant appui sur une rampe de
bois, et sa chemise déboutonnée au cou s'entrebâilla. Son regard
caressa l'homme tendu vers elle. Il se mit à lui parler sans bruit,
la tête renversée en arrière. Peut-être lui dit-il l'odeur de la
terre humide, les gouttes de pluie tombant des saules anciens, la
lumière déjà dorée par delà les arbres. Lui murmura-t-il des
mots plus forts encore, des mots qu'elle attendait ?
L'heure
avançait, je dus me détacher d'eux. Je contemplai une dernière
fois l'abondante citrouille et continuai ma route.
*
Elles
disaient
Je
lisais dans les hautes herbes, non loin de la double rangée de
pêchers, des nouvelles de D.H. Lawrence. Quand je les entendis
arriver. Trois femmes, aux longues jupes transparentes, aux blouses
blanches très décolletées ; leur chevelure flamboyante ou sombre
balayait leurs épaules presque nues. Elles parlaient :
—
Ainsi tu es de nouveau amoureuse. Je ne me souviens pas de t'avoir
connue autrement qu'amoureuse.
—
Et tu aimes donc à nouveau deux personnes en même temps ?
—
Oui. Deux êtres, en même temps. Imaginez deux rivières ; la
première aurait un flot tellement puissant qu'elle alimenterait par
des courants souterrains une rivière coulant non loin de là. Voilà.
Le premier amour par sa force donne naissance à tous les autres.
Loin d'en être altéré, il s'en trouve amplifié.
Les
trois femmes se sont arrêtées devant les arbres bas. Elles
enfouissent leurs bras à travers les feuilles pointues, tendent
leurs mains dans la fraîcheur pour attraper un fruit, le palpent,
essaient d'en deviner le moelleux, le détachent et le portent à la
bouche. Elles croquent goulûment l'énorme pêche jaune, le corps
penché en avant pour empêcher que le jus ne leur coule dans le cou,
et sur leur robe. Elles poussent des cris de délectation.
—
Moi je cherche un ami. Pourquoi est-ce si difficile d'avoir un homme
pour ami ?
—
Le désir. C'est le désir qui bouleverse l'amitié entre un homme et
une femme.
—
J'aimerais bien essayer d'abord la confiance, l'échange, l'intimité
si extraordinaire qui font l'amitié entre deux femmes, deux hommes.
—
C'est que l'amitié peut être aussi brûlante que l'amour. Elle est
pleine de passion comme lui. Avec elle il faut être légère, saisir
le moment où passe le souffle, marcher sur la pointe des pieds.
—
Quel dommage que si peu d'êtres soient prêts à se donner avec
passion. On dirait que certains veulent se préserver. Pourquoi ?
Pour la mort qui nous guette à tout moment ?
—
Je crois que beaucoup n'éprouvent pas comme toi ce désir d'aller
vers les autres. En fait, ils n'ont pas besoin des autres. Ton désir
ne fait que les déranger.
—
Je ne désire pas aimer avec mesure...
Ce
furent les derniers mots que je pus saisir, car elles s'étaient
éloignées vers le fond du verger et venaient de disparaître
derrière la haie de longs arbres sombres. Des morceaux d'un passé
proche encore s'étaient mêlés en moi à leur paroles et
remontaient maintenant par bouffées. Je revoyais les premières
années passées avec celui qui était devenu l'être le plus
important de ma vie. Les périodes âpres où deux volontés se
frottaient, la résistance, la peur de se donner trop... jusqu'aux
jours de reddition. Je me souvenais bien. Je savais vers quelle
plénitude on s'achemine quand on se rend à l'autre. Je me dis que
le secret d'un amour, d'une amitié aussi, résidait sans doute aucun
dans cet abandon de soi.
*
Rêve
de Théodora
Dans
le jardin public d'une capitale, Théodora se laisse couler le long
d'un escalier tournant à l'intérieur de rochers maçonnés.
Parvenue à mi-hauteur, elle lève la tête, pressentant de
l'agitation derrière elle. Au sommet des marches elle voit un
vieillard croisé là-haut tout à l'heure. Il gesticule à son
adresse, tout en articulant des paroles qu'elle ne parvient pas à
saisir. Derrière lui apparaît un deuxième vieillard, plus chenu,
plus cassé encore.
Théodora
s'est arrêtée et les observe. Les voici qui entreprennent la
descente périlleuse, accrochés d'une main à leur canne, de l'autre
à leur chapeau. Ils s'approchent en cahotant. Tout essouflé, le
premier demande à Théo de se pencher : il a une requête à lui
faire. Il la chuchote à son oreille.
Elle
se redresse lentement.
Ne
lisant de refus dans ses yeux, le plus ancien s'avance...il ouvre en
tremblant le frais corsage de soie verte et caresse les beaux seins.
Alors,
doucement, Théodora se détache. Légère, elle secoue ses courtes
boucles brunes. Et s'envole dans l'escalier.
Son
cœur bat très fort.
*
Une
tache vive
Tout
à coup cela force mon regard au milieu de la foule debout qui écoute
les groupes : la tache, orange, de sa chemise.
Elle
est large, lourde pour ses quatorze ou quinze ans. Elle n'écoute pas
la musique. Elle tourne le dos à la scène, elle ne prête pas
attention à ce qui se passe autour d'elle (tout l'après-midi elle
sera ainsi détournée de la scène). Elle est plantée droit devant
lui, et de ses bras tendus, ouverts, de ses mains ouvertes aussi, de
ses mains de femme, de ses yeux en plein dans les siens, elle désire
qu'il comprenne quelque chose. Dans la pénombre des érables, des
tilleuls immenses, dans le flot des rythmes, dans les allées et
venues des gens.
Je
l'ai d'abord pris pour une fille lui, avec son corps menu, ses
épaules pleines, sa poitrine ronde, ses mèches blondes crêpées ;
son visage, je ne l'ai vu vraiment qu'après: les yeux soulignés
d'un trait sombre, les lèvres fines pincées qui se moquent, se
rebiffent. Cet air ! la nuque très droite rejetée en arrière —
par défi ? provocation ? — le torse en avant, les mains dans les
poches, il fuit patiemment hors d'elle, évite chacune de ses
tentatives d'étreinte. Mais reste là !
J'étais
assise au fond du parc et ils me tenaient fascinée par cette espèce
de danse qu'ils menaient, lente et répétée, monotone. Par moments
je les quittais, reprise soudain par le rythme là-bas. Mais je ne
pouvais m'empêcher de les voir à nouveau, d'être avec eux tout ce
temps qu'ils se donnaient à voir.
Le
visage penché vers lui, les yeux rougis, elle parle, parle encore.
Il ne dit presque rien. Il regarde de côté, épie les regards, ne
fera jamais mine de s'en aller.
Était-ce
la chaleur ? — il faisait frais pourtant sous les grands arbres —
mes joues se sont mises à brûler quand elle a posé ses mains sur
ses épaules nues, quand elle a pu le toucher enfin, le tenir pour
elle un instant malgré lui.
C'est
à cet instant-là que je me suis détachée d'eux. La nuit a fini
par dissoudre la tache orange ; et les guitares endiablées du
Docteur Feelgood, le jeu de scène provocant de Lee Brillaut avec ses
yeux d'illuminé — une révélation cette nuit-là dans le petit
village de Gierle, à la frontière hollandaise — m'ont fait
quitter ma place pour me mêler à une foule en délire. Je les ai
oubliés.
*
Fugace
Une
longue forme brune vient s'asseoir sur la banquette proche de la
mienne. Nos yeux se croisent et se décroisent vivement. J'ai attendu
le bus devant le jardin du Petit Quinquin dans ce froid matin de
décembre et l'eau du parapluie que j'ai tenu serré contre moi par
mégarde, a trempé mes pantalons aux genoux. Je suis assise dans le
fond et tournée vers l'arrière du bus je vois la rue Nationale
défiler à l'envers, le beffroi de la Grand-Place s'éloigner.
Je
me sens peu séduisante ce matin. Je suis partie trop vite, sans
prendre le temps de me maquiller : à peine une touche de rouge sur
les lèvres, mais cela ne peut compenser mon manque d'élégance, les
grandes taches d'eau sur mes pantalons clairs, mes bottines boueuses,
et ce blouson dont je déteste la couleur mais que j'ai mis pour
mieux me protéger du froid vif. Si je m'étais sentie élégante,
j'aurais regardé sur ma droite l'autre qui m'a paru belle, mais
ainsi prise d'humidité et de grisaille j'en abandonne l'idée et me
recroqueville dans mon coin en essayant de penser à autre chose. Et
pourtant.
Avenue
de Dunkerque. Quand le bus m'aura déposée à P., je vais devoir
faire encore un bon bout de chemin à pied dans le vent et la pluie.
Tiens, la longue silhouette brune s'est levée et a demandé l'arrêt
du bus. Elle sera descendue dans quelques secondes. Un coup d'œil à
nouveau, à la dérobée : elle est vêtue de noir, sauf une chemise
blanche ; une longue jupe noire lui enserre les jambes et s'évase
légèrement vers le bas ; sa chevelure est très noire aussi et
souple autour du visage. Le bus a ralenti et se range maintenant. Je
m'efforce de regarder le trottoir sur ma gauche, une femme qui passe,
la vitrine embuée, mais mon regard revient malgré moi et... La
jeune fille tient les yeux fixés sur moi, les coins de sa bouche se
relèvent doucement, secrètement. Le beau visage au regard sombre me
bouleverse, je sens un sourire glisser sur mes propres lèvres : une
seconde nous sommes scellées ainsi. Une éternité.
Le
bus est reparti, délaissant sa passagère dans les rues froides de
Lomme.
janvier
1985
*
Rêverie
sur une mélodie de Fauré
Une
épaisse crinière de fines boucles sous un chapeau de paille à
larges bords, le minois d’un petit animal, les yeux démesurés, le
regard perdu dans le vague, les lèvres épaisses, maquillées à
outrance, serrées en une moue d’indifférence, elle attend
immobile, assise très droite sur le sofa. Un long voile descend du
chapeau et ondoie sur le buste laiteux aux seins ronds. Un fourreau
de soie noire l’enveloppe de la taille jusqu’aux chevilles. Elle
a les pieds nus.
À
l’extrémité de la grande pièce, près de la porte-fenêtre
donnant sur le jardin, brûlent une multitude de bougies bleues.
C’est par là qu’ils apparaîtront. Elle les voit arriver, vêtus
tous les cinq d’un costume clair, portant sur eux l’odeur de la
pluie d’été. Ils viendront la saluer et s’installeront sur des
fauteuils disposés autour d’elle. Ils allumeront des cigarettes.
Puis ils liront tour à tour des poèmes qu’ils auront écrits.
Elle écoutera, ou rêvera, fumant elle aussi de longues cigarettes
blondes. Ensuite elle lira à son tour, leur confiant quelques-unes
de ses rêveries les plus secrètes. Et très tard, quand l’heure
sera venue de se séparer, l’un d’eux, par elle choisi,
l’emportera pour la nuit.
La
flamme des bougies bleues vacille. Un homme est entré. Il se penche
au-dessus d’elle et retouche les plis du voile. Puis après avoir
mis une mélodie de Fauré, il s’installe à sa table de travail et
poursuit le dessin entamé dans l’après-midi.
*
Mues
Je
m’apparente à ces espèces d’animaux qui à certaines époques
de leur existence se défont d’une partie d’eux-mêmes. J’avance
sur une immense plaine, dont je ne perçois ni le commencement ni la
fin. Si je me retourne, je vois sur mon chemin les différentes mues
que j’ai laissées. Dépouilles d’un moi qui m’est devenu
étranger, je les regarde avec détachement. J’ai retrouvé pliée
dans du papier la tresse d’une fille de seize ans, dans une boîte
ovale l’anneau d’une autre à peine mariée et dans une armoire
son manteau noir râpé. Elles séjournent, ces filles, parmi la
foule des êtres croisés autrefois, êtres perdus à tout jamais --
qu’importe ! Je me sens neuve à chaque fois, allant à travers ce
vaste espace, tantôt traînant le pas afin de savourer la complicité
d’un regard, tantôt le précipitant, vers de nouvelles rencontres,
mais cheminant toujours dans le même sens. Parfois l’envie me
prend de m’élancer et de courir sans plus m’arrêter, de peur
que le temps ne me manque.
Paru en co-edition Polder-Le Rewidiage, 1997