Commises en demeures, Anne Letore, Annie Wallois, Dan Ferdinande, recueil (extraits et lectures)


Commises en demeures par Anne Letoré, Annie Wallois et Dan Ferdinande, 5ème recueil sous le nom des Dé/mailleuses, accompagné de dessins de Ratiba Mokri.
À cette occasion une soirée lectures a été organisée chez Annie Wallois, à Lille.

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Anne Letoré

Saisons inachevées…

Du train je la vois courir à contre sens. Quelques secondes à regarder ses grandes fenêtres fleuries hiver comme été, surplombant une grille de fer forgé, sans craindre le vertige, sans craindre de s’empaler sur les hauts yuccas, cerbères de verdure qui servaient de refuge aux escargots. Puis le train oublie cette maison qui fut témoin de mes plus belles années. Je quitte la fenêtre « ne pas se pencher au dehors » et reprends ma lecture, les doigts tremblants.


L’hiver c’était l’odeur du feu de bois qui enveloppait ses pièces lumineuses qu’aucun rideau, qu’aucun voile ne venait assombrir. C’était les senteurs de noix au caramel épicé qui emplissait la maison jusqu’aux fonds des lits. C’était sans cesse les jets de rires, de bières moussues et dorées, les petits fours engloutis d’un trait, sans peur de régime infidèle. C’était aussi les bains bouillants qui embuaient toute la salle de bains, la gueule ouverte du brochet en devenant davantage inquiétante, le tofu, quant à lui, jouait de ses rondeurs plongeant et tourneboulant dans l’air humide, répandant à chaque vague son poison maîtrisé. Vagues peintes sur les murs, épousant une plage de sable blond que de rondouillards pots de verre bourrés de coquillages gardaient avec rigueur. Sans oublier l’iceberg de baisers rouges et gras. Une petite fenêtre donnait sur/sous le noyer. En hiver ses branches dénudées nageaient avec le vent, quand elles ne se coiffaient pas d’une moumoute de neige épaisse. Et nous étions là, dans ce bain bouillant, à regarder le froid du dehors au travers d’une vapeur lénifiante. Une immense serviette éponge étendue devant l’âtre libérait en séchant des senteurs d’huiles de bain, de crème parfumée, de mousse à raser… Le feu crépitait, une bûche cognait contre la vitre, très vite repoussée, le feu respirait, soulevé parfois de quelques hoquets de bois trop verts… Sur la terrasse, quelques empreintes de pattes d’oiseaux sur la neige dessinaient une graphie téméraire entre celles des pattes de chats que je chassais sans vergogne à grosse voix de pschiiits et de torchons lancés. Tôt le matin, quand le jour dort, les trains filaient sous de milliers d’étincelles d’apparat : le givre de la nuit provoquait des milliers d’explosions de lumière sur les fils. Véritable show hollywoodien qui nous avait étonnés et affolés les premières fois... Las Vegas à Mouscron… Nos hivers étaient ainsi. Puis venaient février et ses crocus violets qui vaille que vaille pointaient leur nez près du plan d’eau, les feuilles de jacinthes et de tulipes dans les vasques s’élevaient tels des bras victorieux vers un ciel implorant dieu sait quel soleil, sans oublier les premières fleurs blanches des pruniers. Les bûches commençaient à se faire rares ; l’âtre s’essoufflait sur son lit de cendres. La fureur des carnavals ne parvenait pas jusqu’à à notre porte. Deux marches émoussées qu’en été les fraises des bois décoraient de taches sang. Mais l’été était encore loin, manteaux de peaux et doudounes se chamaillaient encore les portemanteaux.


Puis, le printemps, arrivait à petits pas, chevauchant l’hiver d’un soleil pâteux, sautillant […]


*


Annie Wallois
Enchevêtrure


Une porte se présente, seule, dressée en plein dehors, une porte de papier qui se déchire sous la poussée ; simple bandeau tendu sur le regard ? Paupière baissée sur le maquis des souvenirs ? On tourne sa poignée de nacre qui reste dans la main, relique prisonnière des doigts refermés. Un pas dans l'échancrure et des lucioles nous guident vers un chantier béant, là où tout s'éclaire.
...
Une fillette en short, cheveux courts, est assise au soleil, et serre tout contre elle un gros chien.
...
La charpente en angle aigu pointe vers le ciel, l'air siffle entre les poutres de chêne clair, comme fraîchement équarri ; des touffes d'herbe poussent contre des pans de murs inachevés de sorte qu’une incertitude gagne bientôt l'esprit : Il semble que l'œuvre oscille, suspendue entre construction et démolition, à l'image de la Tour de Babel, que le pinceau de Breughel abandonne à l'indécision : s'est-elle déjà partiellement effondrée, sous les assauts des engins dépêchés par une colère divine, voire humaine, ou n'en est-elle qu'à l'amorce de son édification, sûre de sa verticale ; l'œil hésite.
...
Qu'importe. Une main d'enfant complètera facilement le dessin. Ce sera donc une maison au tracé sommaire ; lignes ondulantes de murs blancs boursouflés, creusés en leur milieu, bedonnant sous une ceinture basse goudronnée ; fenêtres en quatre rectangles approximatifs sur la façade, de part et d'autre d'une porte de bois plein à deux vantaux : celui du haut, ouvert sur l'obscurité intérieure, celui du bas, toujours fermé pour interdire l'accès aux poules.
...
La fillette est maintenant debout, jambes arquées, le chien dans les bras, à côté de son frère.
...
Dans quelques années, elle touchera du bout des doigts le toit, le torchis effrité sous la chaux, et les brins de paille sortis comme d'une poupée de chiffons éventrée. Elle s'étonnera un jour de l'absence de volets aux fenêtres.
...
La maison sans étage, toute en longueur, parallèle à la route qu'elle surplombe, fait angle avec la grange. Il faut descendre en courant dans l'herbe criblée de fientes jusqu'à la barrière : la factrice, au sourire aiguisé d’une incisive dorée, tient d’une main son vélo et agite de l’autre le courrier. Et puis saluer du pas de la porte le passage de M. Debuyre au volant de son tracteur ; en retour, il soulèvera sa casquette à carreaux.

[...]

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Dan Ferdinande

D’un terrier à l’autre
à Julien et Denis

1961. Tu quittais à onze ans les deux pièces du troisième étage d'un immeuble de la rue Solférino et tu t'en allais habiter une maison en briques rouges sur les bords de la Deûle, Quai de l'Ouest. Île dans Lille blottie entre les bras du canal le quartier des Bois-Blancs devenait ton quartier. Les eaux grises amenaient lentement les péniches Quelques-unes stationnaient devant vos maisons et les mariniers vous demandaient de l'eau. Au deuxième étage les murs de ta chambre, ta première chambre, chauffée au poêle à charbon, se couvraient des photos de chanteurs et de groupes de rock que tu découvrais sur ton transistor, bouche grande ouverte, au fil de Salut les Copains ou du Pop-club de José Arthur. Tu n'en revenais pas de ce rythme, de ces mélodies, de ces voix. Ton transistor Atlantic t'accompagnait dans la rue quand tu filais rejoindre tes amis en l'absence de ton père. C'est Good Golly Miss Molly de Little Richard qui fut ton tout premier disque, un 45 tours de quatre morceaux que tu écoutais sur l'électrophone tout neuf offert à ton certificat d'études. C'était parti et ça allait te durer toute la vie cette passion des disques, de la musique. Pour acheter des 45 tours d'occasion tu écumais les cafés-tabacs qui soldaient les disques de leur juke-box. Tu gominais tes cheveux noirs, tu te faisais un cran à la Elvis Presley, tu achetais des boots à bouts pointus et à soufflets ce qui déclencha chez ton père une violente colère : Tu ne t'imagines pas que tu vas porter ces chaussures-là pour ta communion ! Et ces cheveux dans le cou, viens ici que je te les tonde. Mais il ne touchait pas à ta mèche. C'est pourtant lui qui t'emmenait voir tous les péplums, tous les westerns qui passaient dans les différents quartiers de la ville, lui qui te donnait le goût du marché de Wazemmes, qui appréciait les petits personnages que tu dessinais minutieusement en marge de tes cahiers, sur tout bout de papier, lui qui te rapporta un jour un manuel de dessin. Aussi longtemps que tu étais sous sa garde autoritaire ou dans la maison, tout allait, à peu près...

Pendant ce temps à l'autre bout du pays dans la campagne provençale je vivais au même âge la vie libre d'une chevrette dans un mas bâti au pied d'une coulée de vignes qui descendaient entre les collines de la fin des Alpilles. Le mas de Bret dont mes parents s'occupaient appartenait à la propriété du Grand Fontanille. Plantées de raisin blanc ou noir, raisin de table ou de vendange, les vignes retentissaient de palabres, de chansons, de rires, de cris de juin à octobre. Le mas se refermait, volets tirés, sur les heures brûlantes de l'été. Les granges fraîches, les fenières pleines d'un foin odorant pour les chevaux de trait, l'écurie aux larges murs de pierres blanches devenaient pour moi lieux où me cacher, où prendre peur. J'escaladais dans une lumière intense le toit de tuiles roses de la bergerie à l'heure de la sieste quand nul n'était là pour me l'interdire. Je courais librement dans les collines de pins saturées d'essences de thym, de romarin, peuplées de cigales, de libellules, de papillons, de silhouettes que j'inventais puisque j'étais seule. Un énorme figuier accolé à la façade du mas supportait une balançoire et me servait d'abri avec ses branches basses et épaisses et son feuillage sombre. Un abricotier, des amandiers, des pêchers, des cyprès encerclaient la maison. Autour du mas en perpétuelle activité gravitaient les femmes de la maisonnée, les hommes, les bêtes, les insectes. On tirait l'eau du repas et de la toilette du puits dont l'ombre profonde et glacée me procurait des frissons. Un canal étroit irriguait les terres. Les femmes y lavaient les draps dans un bassin creusé tout à côté bordé d'herbes et de gueules de loup violettes, de buissons de thym et de romarin accrochés aux rochers. Le courant apportait parfois à l'improviste une jeune couvée de canards sauvages. Viens goûter, appelait ma mère, j'ai fait des beignets. Tu viens ? […]


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Lectures publiques de ces extraits :