Crénom, par François Huglo - Roman (parution)


(Photo de couverture : Guy Ferdinande)


CRÉNOM, roman initiatique*de François HUGLO, 90 pages, illustré d’une quinzaine de photographies de Guy Ferdinande, Editions Le Rewidiage
(*au sens de : découverte, apprentissage, formation)

Prix de vente : 10 €, port compris
Pour toute commande :
Adresser un chèque à l’ordre de Guy Ferdinande
67 rue de l’église, 59840 Lompret, France



François Huglo est né en 1952 à Lille, il vit à Lugaignac et travaille dans le Bordelais. Du poème à l'essai, ses textes sont heureusement inclassables : ils interrogent, dérangent, creusent et rendent hommage aussi, notamment aux auteurs proches et amis, comme Michel Valprémy, Jean Rousselot, André Miguel, Serge Wellens. Huglo est aussi épistolier et collabore à quelques revues.
Michel Baglin, présentation de "Crénom" sur le site "Revue Texture"

"Crénom, c'est aussi la traversée d'une époque (on la sent très bien -& l'arrivée inattendue & salubre [ça, lubre !] de la POlitique & de la POp...); la dernière phrase de ma page 78 consonne avec les petites phrases de Dominique (ta page 61): je me souviens d'avoir griffonné qqch. sur la "baisse du taux de mortalité infantile en Europe"... et : "(le) rire est le sale de l'homme", je l'avais faite aussi !... p. 45-46 : ce que tu dis sur les combinaisons de lettres dans "Larme" est très bien vu (à condition de se situer sur le plan graphique autant que phonique (voir article dans Parade Sauvage : "hommage à Steve Murphy"), mais selon moi "Voyelles" est l'anti-"Correspondances"... (voir même article in fine et n°38). Rimbaud laïcise, immanentise & pré-freudomarxise l'"âme" romantique : on pourrait dire (à la Gauchet) : il est le Romantique de la sortie du Romantisme"
Jean-Pierre Bobillot
"Surtout, tu évites, navigateur habile, les récifs d'un genre qui me donne facilement le mal de houle -à savoir l'autobiographie et son méchant symptôme de confidences à tartines -ce que Bourdieu dévoilait sous l'appellation d'"illusion biographique". Non, -ainsi l'ai-je éprouvé- davantage chez toi la navigation (j'y reviens) poétique, course du lièvre à travers chants, figures, noms (propres ou anonymés) -ainsi du grand Marcel démultiplié dans tous ses méandres d'objets, d'odeurs, de noms, d'heures, de secondes, etc. (...) Foin des engluements de la reconnaissance, du "bien vu!", du descriptif garanti sur facture -Tu fais ton miel, ton vin de ce qu'il fallait butiner, vendanger -Et pourtant rien n'y est vague, allégorique, enrubanné, "poético-gélatineux" comme nous disons au théâtre quand le pathos ou le "Sigmund-Sigmund" s'interpose entre le poème et les personnages. Précis, dessiné, composé, cela l'est sans afféterie."
Dominique Sarrazin

"Un nom, c'est comme se saisir d'un livre sur une étagère, c'est un nouveau roman tout entier. Un peu comme on s'arrête devant un monument aux morts. De le nommer à voix haute, de ne pas le laisser à l'état de gravures, ça en refait des hommes, des paysans, etc. Oui tout au long de cette lecture, je te sais gré de ramener à l'air cette foule, d'en faire l'appel. De mettre en évidence ce sentiment confus qu'on a de notre vie ; de faire sortir les noms (donc notre nom) de la masse."
Christian Degoutte
"Cher François qui aime les capucines, qui aiment Madame Deretz - c'est le début de l'aventure de Je et de l'Autre... cette expédition au royaume des noms, j'ai suivi ses péripéties comme... comme un vieux frère (il me faut la lecture des yeux - pour les oreilles, il y a les chansons, souvent les mêmes que les tiennes, et l'ouverture, du poème et des hostilités, est pour moi idéale, tu n'aurais pas écrit autre chose si tu avais voulu uniquement séduire, hum, comment il s'appelle déjà ce couillon : Michel Ohl, celui qui s'écrit en t'écrivant (ce type là, je te signale, faisait des petits fascicules de "textes libres" à l'école d'Onesse, dont l'instituteur pratiquait la méthode Freinet ; un jour au lycée Victor Dur' du ministre des Aff'étrangères, il a déballé en plein cours - d'espagnol, pas d'histoire - avec 2,3 copains : camembert, gros pain et gros rouge : après quoi, se sont fait virer ; il écrit dans les marges ; il s'excitait à Vingt-quatre mille baisers ; mais ses souvenirs de Sylvain et Sylvette sont vraiment exsangues aujourd'hui - mais il a gardé ses Fripounet et Marisette !"
Michel Ohl

"Vous dire d'abord le plaisir pris à votre langue remarquablement agile, à la fois tenue - presque tendue parfois - et en même temps toujours souple, dans un amusement sérieux (ou le contraire) qui fait sans doute la preuve de son inscription dans ce que le genre romanesque compte de plus intéressant : le récit léger de l'extrêmement sérieux, grave du plus futile, hésitant sans fin entre la contingence et la nécessité - ou mieux : superposant les deux, et les faisant passer l'un dans l'autre comme un ruban de Möbius - et faisant preuve, finalement, de l'humanisme le plus profond."
Pierre Vinclair

François Huglo, Crénom, Lecture d'extrait



Rumour présente sur You Tube 
une lecture d'un extrait de CRÉNOM, de et par François HUGLO


 

Crénom, François Huglo (extrait 1)


 Chapitre III


     A mon insu, l’école avait gagné, paralysé momentanément les membres, torturé l’œil jusqu’à sa libération. J’entrais dans un fromage de Hollande à escaliers et porte de bois, cheminée à chapeau pointu, clochette, volet percé d’un cœur. Il avait fallu que je déchire la page de Moustache et Trottinette dans Femmes d’aujourd’hui, anéantisse, après les restes sans profondeur du magazine, tout le champ visuel extérieur à la page, puis la page elle-même, dans ma lecture planche après planche, mot après mot. La curiosité du regard exigeait des œillères capables de fermer son angle, de l’aplatir, et seul le segment, le rayon ainsi produit, me frayait un passage dans l’inconnu.
     Lire, c’est entrer dans un trou de souris. Le corps qui s’était exercé à passer, par trois doigts, entre les barres étroites et rigides du cahier d’écriture, se condensait dans l’œil sans trop de peine et se tassait encore, Alice, chat botté, Gulliver, se faufilait, contournait les pièges, ou les visitait comme autant de châteaux. Il sortirait indemne du voyage vertigineux, retrouverait sa taille sans avoir pris une ride, et toujours prêt à repartir.
     Entre légende et phylactère, Calvo entassait baquets de lessive, niches, écuelles, casseroles, soupières, chenets, chandeliers, tournebroches, baluchons, pantoufles, moulins à café, et différents modèles de souricières. Chaque objet vu par le chat, la souris, l’oiseau, le chien, vêtus en mousquetaires ou en personnages de romans du XIXème siècle, échappait à son usage et à nos habitudes. Un seau à charbon devenait un trône où légiférait une souris, un tuyau de poêle coudé une cachette. Vus de près, sur la table du peintre, le pinceau dans l’eau, les tubes écrasés, la pipe, franchissaient le bocal, appartenaient à la vue imprenable du poisson rouge qui leur souriait. Le prisonnier, tenu par sa hauteur en-dehors de la transparente sphère, ce n’était pas lui, ni son hôte, l’enfant lecteur, mais le peintre dont tout l’art était de changer de monde comme on change d’eau, et de nous transvaser, de nous renouveler par rinçage d’œil.
     Calvo ouvrait l’aventure du regard. Il montrait la souris Trottinette se glissant dans la valise de Coupendeux, que secouait le paysan sur la planche suivante. Puis l’œil passait de l’extérieur à l’intérieur de la valise, qui ressemblait à un tremblement de terre, et en sortait aussitôt avec la tête de la souris pour découvrir un compartiment de train. « Les gens sont drôles, vus du filet », constatait Trottinette. Ailleurs, le village apparaissait comme un nid sous la vue plongeante des oiseaux qui regrettaient le grand-père Mulot. Tous les matins, il mettait des miettes avec de la confiture sur le rebord de la fenêtre. Ou, perchés sur une cheminée, Moustache et Trottinette se moquaient d’un ballet bruyant d’insectes. Cochers changés en mouches par la distance, Angoulafre et Coupendeux poussaient Rosalie, leur voiture en panne.
     La différence de dimension entre nos héros et les personnages à visage humain justifiait plongées, contre-plongées, profondeur de champ nécessaire si l’on voulait voir une femme en entier quand la souris figurait au premier plan. Inversement, si la femme occupait le devant de l’image, seul son pied ou son visage apparaissait. L’œil animal ouvert par Calvo découvrait un terrain vague derrière une plinthe. Des souris faisaient la courte échelle pour monter à l’assaut du soupirail qui devenait herse, grille de château fort, ou Notre Dame repoussant les truands, et c’est à peine si manquaient béliers, arbalètes, cottes de maille, huile bouillante.
     Entre les chiens à moustaches nommés Aramis et Richelieu, ou à favoris et haut de forme, les rues à lanternes, les hôtels particuliers, les mots ganache, gibelotte, houppelande, sbires, Tarbes, substituaient à la maîtresse, dont la langue restait domestique, un maître-monde sans limites ni centre, un univers en expansion, d’une grouillante nouveauté. La baguette magique n’était plus la craie, mais le regard filant sur la page comme une étoile, d’apparition en apparition qui renouvelaient celle de l’illustration, à l’école, de la fable La cigale et la fourmi dans le premier livre, La joie de lire. Le dernier vers attendait une suite. Je savais à peine lire, et comprenais que le conteur n’aimait pas la fourmi. Aurait-il parlé de moindre défaut, d’intérêt, de principal, mots dissonants, quand « dépourvue », « famine », et la plainte de la cigale, éveillaient la sympathie du lecteur ? Et quelle danse imaginer, sinon celle de la mort, membres tendus, tremblants, jusqu’au raidissement ? La fréquentation des fables devait confirmer cette impression. Leur faune est celle des « idiotismes moraux », de la « comédie humaine », impitoyables . Vérité pour la cigogne, erreur pour le loup. Calvo allait jusque là. Sa multiplication des points de vue, son goût pour l’exploration, ouvrait des voies qu’élargirait Montaigne.
     Je découpais, sur les sachets de pâtes Gringoire, les lapins trompettistes, et dans Tintin suivis d’abord les aventures de Milou. Les dessins de Calvo n’autorisaient l’identification que par métamorphose. L’érotisme de celui où la jupette de la souris découvrait une culotte percée par sa queue devait toute sa puissance à l’exotisme, et si la « petite incision » que devait subir la queue de Milou, enflée à la suite de la morsure du perroquet, me terrorisait, c’était d’incertitude. La psittacose ne menace-t-elle que les chiens? L’apparition du menuisier noir tenant une scie enfiévrait brutalement le suspense. Moindre mal, le couteau du docteur me soulagea, mais je me méfiais de Tintin, capable d’abattre un troupeau d’antilopes en croyant viser toujours la même, de berner les singes en enfilant la dépouille de leur frère, de jeter au léopard une éponge indigeste, de bloquer d’un fusil la mâchoire du crocodile, de filmer des girafes caché dans le cou d’une de leurs sœurs, de faire éclater, comme des ballons, des rhinocéros à la dynamite. Sans Milou, j’aurais abandonné ce personnage, à tort. Deux albums plus loin, des éléphants le douchent, et il taille dans une branche une trompette pour leur parler. Un album encore, et le petit colon belge, le scout prédateur, deviendrait l’ami de Tchang.
     L’apprentissage de la lecture par la méthode syllabaire imposait une lenteur que les dessins de Calvo aggravaient jusqu’à l’arrêt sur image et l’hallucination, la fièvre provoquée par les couleurs criardes, cauchemardesques, des albums de Mickey, ou les hauts casques, les houppelandes que portaient les soldats dans Blek le roc, et  les mots nouveaux  qui les accompagnaient ; ainsi la phrase « je sens ma raison qui vacille » appelait, comme une formule magique, ce vacillement inconnu. C’est de cette manière que j’ai lu Hergé, fasciné comme les noirs par le sorcier apparaissant en fantôme de léopard. La construction de l’intrigue, la fluidité du récit, ne se révélèrent que longtemps plus tard. Le premier film, que m’imposa le patronage, m’ennuya autant que lui. Dans une salle obscure, l’attente est longue, l’air pesant, tandis que sur l’écran une image bouge, puis une autre, aussi banale ― maudit effet de réel ! ― Cependant, la musique attira mon attention sur la danse des nègres enviés. Autour des flammes et du poteau auquel s’adossait un spectateur impassible, cornus, fourrés, fourchus, ils répétaient ces mots : 
« Alé lé patoum,  alé lé patoum, jusqu’à la cola maya, ah ! »
     Quelques années passeront avant que des amis me poussent de force dans d’autres salles obscures, et m’obligent à suivre des cours de filmologie, à saisir la courbe, le phrasé dans lequel s’inscrit l’image cinématographique, le montage qui la rythme, et à hisser le septième art au niveau de la bande dessinée. 

 

 Crénom est un roman initiatique de François Huglo paru en octobre 2010 aux Editions Le Rewidiage.
Pour toute commande (prix : 10 euros port compris) s'adresser à :
guy.ferdinande@neuf.fr

Crénom, François Huglo (extrait 2)


Chapitre IV


     Tilly ! Dewasch ! Jacquot! J’avais rencontré des taillis dans Le secret de la licorne, un tomahawk dans Tintin en Amérique, et identifiai donc immédiatement ces premiers compagnons de jeu. Tilly, brutal, me poussait dans les buissons. Dewasch, sale, hirsute et gentil puisqu’il disait aux tricheurs que le bon Dieu les avait punis, parlait comme Le-Canard- enroué que La-Taupe-au-regard-perçant avait assommé en le prenant pour Tintin. Mais Jacquot Adias n’avait rien du perroquet. Il crachait son chewing gum, peignait ses boucles, son calme de voyou, rock and roll attitude avant la lettre, avant que la lettre rock and roll nous arrive, forçait le respect. Son chewing gum rose n’était-il pas le même que celui, assorti à ses muqueuses souvent apparentes, qu’exhibaient les dents de Bernard Lauwaert, le fils du maître et le cancre le plus prestigieux ? Le plus Presley ? De son jus de chique pousseraient les fanions de la kermesse de l’école, les buvettes, les 45 tours crachés, oui, crachés par les hauts parleurs, Ya ya twist, Kili watch, Daniela, et le titre le plus excitant, le plus affolant, Vingt quatre mille baisers, en attendant qu’André Tricart, sur les planches de la salle des fêtes attenante à l’école, nous révèle en initié des originaux ou presque, Be bop a lula, Fiche le camp Jack, Sacré dollar, Eddy sois bon, ou Memphis Tennessy.
     Tilly ? Tié ? Ou T’y es ? Ce mot crié en jouant à pris-pris paralysait quiconque était touché. Parfois, le chat perché sur son île échappait à la main qui tue. Dans une autre version, les doigts en canon de revolver immobilisaient à distance. Il suffisait de crier « da » ou « dar » d’une voix de gorge. Mais combien de temps durait la mort ?
     A la maison, nous couchions les chaises, les couvrions de toiles cirées pour de longs voyages en train, en diligence, ou en voiture qui démarrait si nous répétions « reuseu-reuseu- reuseu-rhume ! ». Les poupées, les ours, et même les nic-nacs, petites figurines de biscuit qu’apportait tante Marthe et que nous ne pouvions nous décider à manger, se fianceraient, se marieraient, emménageraient dans des armoires. Le conditionnel prenait la valeur d’un impératif hallucinatoire. Mais à l’école, je ne serais ni corsaire, ni chevalier, ni sorcier, ni explorateur. Sœurs et frère absents, je perdais mon prénom, et pour l’instant le maître seul connaissait mon nom. Il écrivit la date au tableau. Quand nous partions, après les devoirs du soir, la pendule marquait toujours la même heure.
     Monsieur Gotreau s’ennuyait, dans sa blouse grise. Il s’impatientait souvent, criait, frappait des têtes, des doigts. Je ne craignais pas sa règle, ni la veine gonflée sur son front presque chauve, mais les tables de multiplication sur la couverture du cahier, les missi dominici des résumés d’histoire et ma mémoire contrainte à retenir sans comprendre. Le catéchisme qui demandait « de quelle religion êtes-vous ? » répondait « je suis de la religion catholique ». J’enchaînais les répliques sans me sentir concerné. Ni siècle, ni personnage, Charlemagne n’était qu’un mot. Pas même un nom comme celui de Spetbroodt, mon voisin de pupitre, dont le père était donneur de sang, ce qui sans doute évitait l’explosion de son visage violacé. Ou un nom comme le mien, assorti lui aussi au mobilier scolaire. Je m’installais dans la fiction de l’école, de la lutte silencieuse avec et contre la pendule, des cahiers tachés mais tenus à jour. On vantait autour de moi Monsieur Lauwaert, notre voisin derrière la cloison, qui enseignait de la 9ème à la 7ème, simultanément. Je n’avais aucune hâte de quitter Monsieur Gotreau. Ne me parlait-il pas calmement, même en me signalant mes erreurs ? Nous étions complices. Je partageais l’ennui et l’acharnement du maître. Livrés à l’arbitraire des tables et des noms, en tuant le temps nous l’instaurions.
     Seule trêve, le livre de lectures Mil et Millette m’emmenait auprès d’enfants qui regardaient les étoiles, la neige, des traces d’oiseaux, le givre sur les vitres qui chantaient « nix, nax, nox » sous le chiffon. En leçons de choses, un titre m’attira, « histoire d’une bouchée de pain ». Mais des lignes, des mots comme combustion, œsophage, intestins, se brouillaient sur un dessin que l’on appelait estomac, ou schéma, parce qu’il ne représentait rien.
     Monsieur Lauwaert me surprit. Le maître souriait, traitait les bavards de triples buses, croûtons empaillés, et dès qu’il prononçait « sss », nous finissions pour lui : « sssale moineau ! ». Pour féliciter un élève, il disait « on fera quelque chose de vous si les petits cochons ne vous mangent pas en route » et ajoutait, pour Bastien : « ils auraient là un sacré morceau ! ». Chaque fois qu’il relevait la note « un » ou entendait questionner « hein ? » ; il commentait : « tout ce qu’un cochon peut dire ». Comme il menait trois classes à la fois, les plus rapides terminaient leur exercice avant que le maître occupé à un cours ne leur revienne pour la correction. Il répétait alors qu’au service militaire, celui qui garde un outil en main ne risque aucune réprimande. « Occupez-vous ! ». Et que l’oisiveté est la mère de tous les vices. Je les imaginais nus et vrillés, piaillant en attendant la becquée de la grosse oiselle également appelée oisiveté. On pouvait confondre Alcoolisme et Tabagie, ces vices verdâtres, puants, visqueux, s’engendrant l’un l’autre. Malgré les apparences, Pauvreté nichait ailleurs, dans la crèche où ses guenilles emmaillotaient Foi, Fierté, Travail.
     Prononcé Loire, ou loir, le nom du maître paressait, pourtant. Un petit rongeur malicieux hibernait ou estivait sur un banc de sable, au milieu du fleuve qui s’étalait nonchalamment. Mais la paresse qui montrait ses mains occupées pouvait continuer. Chat perché sur un livre, un coloriage ou un dessin, j’échappais au jeu de pris-pris d’un maître qui semblait enseigner pour se distraire. Il nous lisait un samedi sur deux, pendant que nous cirions les pupitres, La communale, La gloire de mon père, Michel Strogoff ou Les enfants de la rue Paul, et prenait l’autre samedi les voix des personnages de Tintin, de Jo et Zette, dont il nous projetait les aventures. Pour illustrer ses cours, il tirait d’un bahut baptisé « musée » plumes d’autruche, soufre, rose des sables, morceaux d’obus ou de météores, animaux empaillés. Et dans la cour de récréation, il organisait des grands jeux.
     Il interpellait chacun, donnait aux noms des voix et des visages qui se taisaient chez Monsieur Gotreau. La tête ronde, rouge, rieuse, c’était Cerisel, évidemment (Balzac nous a fait le coup avec le comte de Cerisy). Mais pourquoi le crâne de Loustouret s’allongeait-il en arrière, d’une pomme occipitale ? A cause de la ronde fin de son prénom, Bruno. Son nom trahissait plutôt le défaut de prononciation du s, et une cruauté de père Lustucru, Bruno arrachant les pattes des insectes. Léchevin devait à l’habitude qu’avouait son nom l’odeur, poussiéreuse comme une bouteille, de sa blouse grise, de grosse toile, et l’air assoupi d’un insecte en cave. Les deux Bastien, fils du bienfaiteur de l’école Saint Philibert (l’église du même nom, voisine, avait été construite par l’industriel textile Philibert Vrau qui figurait sur l’un des vitraux, et le curé réquisitionnait parfois deux d’entre nous pour servir les messes d’enterrement ou de mariage), et président des parents d’élèves, tenaient de l’éléphant et du porc-épic. Trop costauds pour avoir à se battre mais ardents au jeu, ils offraient leur solide soutien. En bleu, en blanc, en blond Yves Thibaut était beau, généralement secoué par un fou-rire, sauf quand il dessinait un rébus ― proverbe alsacien : seul le premier bas goutte ― ou les plans d’une machine folle, à fumer la pipe par exemple, qu’il me faisait passer. Si les jambes à ses côtés, ou derrière lui, s’écartaient, sa main partait comme une flèche, mais les histoires de zizis, de grosses tototes, qui nourrissaient sa perpétuelle bonne humeur, ne l’empêchaient pas de talonner le premier de la classe, Jean-Paul Tricart qui, assis près de lui, croisait les jambes. Ville était vil. Alors que Thibaut touchait-coulait pour s’amuser, il frappait pour lever leur jupe des filles qui auraient pu être mes sœurs. Arer bâillait. Il avait avalé une arête et le docteur lui demandait de dire a. Le prénom d’Orville, fils du vitrier, n’était ni Hervé ni Orvet. Il glissait, froid, tranchant comme un serpent de verre. Marc Leclerc, un malin, plissait le coin de la paupière gauche. Répondant aux questions du maître, il semblait chercher la ruse et la déjouer.
     Marie-Ange Depecker accompagnait parfois son frère. Ses robes de bohémienne touchaient terre, elle sentait le vieux poudrier. Dewasch venait avec sa mère aux joues creuses peintes de rouge foncé. Depecker et lui, ridés, les dents aussi jaunes que les cheveux gras, éternels redoublants, traînaient des voix rauques derrière de bons sourires. Je souffrais pour eux quand, à l’appel du maître, leur tour venait de lire à voix haute Jacobi au pays de France, récit du voyage d’un petit Alsacien. La région la plus étonnante fut la mienne, peuplée de nains noircis par le charbon. Dans l’autre livre, Sur la piste, Frison Roche parlait montagne, Jack London loups. J’embarquais sur le Kon Tiki, ou m’asseyais chez le coiffeur, « couvert d’un plat d’œufs à la neige que de gros doigts crèvent ». Mais ou et donc or ni car, qui que quoi dont où lequel, mes tes ses nos vos leurs, tous les mots trouvaient place, verticalement, dans les colonnes de l’analyse grammaticale. Horizontalement, aucune ligne ne résistait au découpage de l’analyse logique. Le langage perdait son mystère, s’humanisait. De plus en plus maniables, la ponctuation, les effets de style, la conjugaison des verbes en indre et en soudre, nous appartenaient. Dictées, lectures, explications de textes posaient l’auteur entre nous et le langage, et le langage entre nous et l’auteur. On n’atteignait l’un qu’en passant par l’autre. Les énoncés maigres qui s’enfermaient dans des histoires de robinets et de trains exigeaient qu’on les réduise encore. Dessiner la salle de bains, la gare, ne menait à rien. Les images qui surmontaient les problèmes dans le livre de calcul n’offraient aucun moyen de les résoudre, tout au plus celui de leur échapper.



Crénom est un roman initiatique de François Huglo paru en octobre 2010 aux Editions Le Rewidiage.
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